mardi 9 avril 2013

De peur d’en arriver au scandale (1/3) - Loth et ses Filles

La genèse de la royauté juive depuis Loth et ses filles jusqu’au livre de Ruth en passant par Yéhouda et Tamar
Regardons le livre de Béréchit dans son ensemble et posons-nous la question : de quoi traite le livre de Béréchit. Laissons de côté la création du Monde, et l’histoire de Noa’h qui raconte l’histoire d’une humanité qui n’a pas marché, et regardons le livre à partir de la nouvelle humanité. On peut remarquer que nous y lisons deux histoires principales : celle d’Avraham, le père du peuple juif et celle de Yossef et ses frères, qui conduit toute la famille en Egypte. Et nous pouvons constater que l’histoire de chacun de ces personnages est interrompue par une petite histoire, une digression, longue de un ou deux chapitres, centrée sur un personnage mineur : l’histoire d’Avraham est coupée par l’histoire de Loth et ses filles, et celle de Yossef par l’histoire de Yéhouda et Tamar.
Voilà en résumé la première histoire. Loth vit à Sedom et est approché par des anges. Loth les invite chez lui, leur prépare un festin. Pendant ce temps, une bande de gens de Sedom vient chez Loth et demande à Loth de leur livrer ses invités afin de les sodomiser. Loth veut protéger ses invités et propose ses filles à la place. Les anges annoncent alors à Loth que Sedom va être détruite. Celui-ci quitte donc la ville avec sa femme et ses filles. La femme de Loth, regardant la ville en destruction se transforme bizarrement en statue de sel. Les filles de Loth, pensant être les seules survivantes au monde avec leur père, décident de commettre l’inceste avec lui pour repeupler la Terre. Pour ce faire, elles enivrent leur père, le séduisent, et chacune à son tour a une relation avec lui. Les deux filles tombent enceinte, et donnent naissance à ’Amon et Moav.
La seconde histoire coupe l’histoire de Yossef en plein milieu et est centrée sur Yéhouda, un des frères de Yossef. Dans cette histoire, on apprend que deux des fils de Yéhouda sont morts, et la veuve commune de ces deux hommes, Tamar, se déguise en prostituée et séduit Yéhouda, son beau-père. Elle tombe enceinte de lui. Apprenant que Tamar était enceinte, et ne sachant pas que c’était de lui, Yéhouda la condamne à mort. Par un stratagème judicieux, Tamar lui fait comprendre que c’est de lui qu’elle est enceinte, et sauve ainsi sa propre vie, et celle des enfants à venir : Pérets et Zéra’h.
Si on regarde bien ces deux histoires, qui sont en fait deux digressions, on constate qu’elles sont similaires à de nombreux égards :
·         Ces deux histoires relatent un épisode de séduction ;
·         C’est, dans les deux cas, la femme qui initie la séduction ;
·         La femme cherche à séduire pour un motif noble ;
·         On y trouve une histoire d’inceste, ou de quasi-inceste ;
·         Deux garçons naissent de chacune de ces deux histoires.
Et ces deux histoires fusionnent en une seule histoire dans le livre de Ruth. Car la descendance issue de la première histoire finit par épouser la descendance issue de la deuxième histoire. En effet, Ruth descend de Moav, et Boaz, de Pérets.
D’ailleurs, les thèmes communs à ces deux histoires se retrouvent également dans le livre de Ruth : une histoire de séduction, ou quasi-séduction, la femme déclenche les choses, pour des motifs nobles… Et que se passe-t-il ? Ruth enfante Aved, qui enfante Yichaï, qui enfante David.
C’est comme si ces trois histoires formaient un triangle dont les deux de Béréchit constituaient la base. Les lignes tracées par ces deux histoires convergent et se croisent, des siècles plus tard, dans le livre de Ruth. Et le résultat de cette union, c’est la naissance du Roi David.
C’est donc dans Béréchit que se trouvent les évènements qui fonderont plus tard la Dynastie Davidienne. Et ces deux histoires ne racontent pas simplement les origines généalogiques du Roi David, mais portent en elles les fondements conceptuels et spirituels de la royauté. Certains thèmes, personnages, idées, énergies spirituelles, sont développés dans la première histoire, et d’autres dans la deuxième. Et tous ces thèmes se rassemblent et convergent, créant ainsi un formidable potentiel. Et ce potentiel se concrétise dans la Dynastie Davidienne.
Dans la suite, on étudiera chacune de ces histoires en détail, puis on les reliera ensemble.

Loth et ses Filles - Mise en contexte


Je vous suggère de lire dans le texte les chapitres 18 et 19 de Béréchit.

L’histoire de Loth et ses filles se trouve dans Béréchit 19. Mais regardons un peu en amont, et voyons ce qui se passe dans le chapitre précédent.
Avraham vient de se circoncire, adulte. L’opération a été douloureuse. D.ieu apparaît à Avraham, et Avraham voit passer trois personnes et dit (Béréchit 18, 3) :
ג וַיֹּאמַר:  אֲדֹנָ-י, אִם-נָא מָצָאתִי חֵן בְּעֵינֶיךָ--אַל-נָא תַעֲבֹר, מֵעַל עַבְדֶּךָ. 
3 Et il dit: "Seigneur (littéralement: « mes seigneurs »), si j'ai trouvé grâce à tes yeux, ne passe pas ainsi devant ton serviteur!


En disant « אֲדֹנָ-י », à qui s’adresse-t-il ? A D.ieu ? Aux anges ? Les deux lectures sont possibles. Mais le sens simple serait qu’Avraham s’adressait aux anges, leur demandant de rester chez lui.
La deuxième possibilité serait de dire qu’il s’adresse à D.ieu. Il dirait en quelques sortes : « D.ieu, fais-moi une petite faveur, reste là deux minutes, je reviens, j’ai des invités à accueillir », ce qui pourrait paraître un peu osé de la part d’Avraham.

Lorsque les anges passent devant Avraham, Hachem vient d’apparaître à Avraham (Béréchit 18:1 : « וַיֵּרָא אֵלָיו ה » - « D.ieu se révéla à lui ») sans avoir de message particulier à transmettre à Avraham. Il lui apparaît, et puis c’est tout… Mais pourquoi D.ieu apparaît-il à Avraham à ce moment-là et quel est son objectif ? Il n’a apparemment rien à lui dire !

La réponse (rapportée par Rachi) est : pour apporter réconfort au malade Avraham. Donc D.ieu apparaît à Avraham pour son bien, pour le soulager.

Mais alors, quel toupet de la part d’Avraham !? De mettre D.ieu de côté pour aller accueillir ses invités…

En fait, Avraham agit en ayant pris exemple sur D.ieu lui-même, il a vu quelles étaient les priorités de D.ieu : « Tu es venu ici me rendre visite, et la meilleure chose que je puisse faire est de t’imiter donc si je Te laisse un petit moment pour accueillir et aider ces personnes, tu ne le prendras surement pas mal ».
De là, les sages apprennent, et Rachi l’écrit, que recevoir des invités est plus grand que la communion avec D.ieu. Donc si on a le choix entre recevoir des invités et entrer en discussion directe avec D.ieu, on doit choisir les invités, comme l’a fait Avraham.  C’est incroyable,non ?

A partir du verset 16, la caméra passe sur la ville de Sedom, et D.ieu commence à réfléchir à sa situation. On assiste ensuite à un « marchandage » d’Avraham envers D.ieu. « Marchandage » pour le moins étrange : pourquoi Avraham s’arrête-t-il à 10 hommes ? Pourquoi D.ieu permet-il à Avraham de négocier ? Quel toupet de la part d’Avraham ?! C’est quoi, c’est le « chouk » ? C’est parce que c’est le moyen-orient, et qu’on marchande pour n’importe quoi ?

Au début du chapitre 19, Loth reçoit des anges. Et là, quelqu’un toque à la porte… Qui est-ce ? C’est une bande, avec un grand « B », on pourrait dire un attroupement, ou une mafia. Ils veulent entrer et avoir une relation immorale avec les invités. Et Loth de répondre : « Non, ne faites pas ce mal ! Si vous voulez, j’ai deux filles, prenez-les, et faites-en ce que vous voulez. Mais ne prenez pas mes invités car ils ont trouvé refuge chez moi ». Ils répondent alors : « Nous te ferons pire que nous aurions fait à eux !». Les anges disent à Loth et sa famille de s’enfuir sans regarder derrière eux. Mais quelqu’un regarde en arrière… Pauvre Mme Loth, elle est trop curieuse… « Oh ! Quelle belle ville… » Et… Pouf ! La voilà en statue de sel…
Apparemment, les filles de Loth ne savent pas alors que seule la ville de Sedom a été détruite. Elles pensent qu’il faut repeupler la planète. Elles saoulent leur père (au sens propre du terme), commettent l’inceste, et tombent toutes les deux enceinte, puis donnent naissance à deux fils : ’Amon et Moav.

Bon maintenant, y a-t-il des choses qui vous paraissent problématiques ou difficiles dans cette histoire ??

Comprenons le texte

Lecture critique

Voici une liste de questions qui viennent à l’esprit[1] :
Ø  Pourquoi Loth sert-il de la matsa à ses invités ?
Réponse de Rachi : C’était Pessa’h. Mais Pessa’h n’était pas encore arrivé ! On est 5 siècles avant la sortie d’Egypte ! On pourrait dire qu’il y a la tradition, que les avots respectaient les mitsvot avant que la Torah ne soit donnée, mais ici, ça ne marche pas vraiment. Parce que Loth ne fait pas partie des avots. Et s’il ne faisait Pessa’h que par mimétisme, quel intérêt de la mentionner ? Pourquoi ne nous dit-on pas aussi qu’il a fait bédikat ’hametz, et le séder ? Ce symbole anachronique de la matsa est très étrange.
Que signifie Pessa’h dans le monde de Sedom ?
Une piste : peut-être que Loth vivait en fait une sorte de Pessa’h. De même que les Bnei Israël ont dû partir précipitamment et par conséquent leur pain n’a pas pu lever,  Loth également a dû partir dans la précipitation… A creuser…
Ø  A propos de la femme de Loth : sa sentence est un peu dure, vous ne trouvez pas ?

Ø  Pourquoi ne faut-il pas regarder en arrière ? C’est un jeu ? « Attrapé, je t’ai vu, t’as regardé en arrière ! »…

Ø  A propos de la Bande : de quelle tranche démographique de la population pourrait-on penser qu’elle est constituée ? Vu leur objectif, on pourrait penser qu’il s’agit d’hommes entre 18 et 25 ans. Eh bien pas du tout ! Si vous ne me croyez pas, revlisez le verset par vous-même (Béréchit 19 :4) :

ד טֶרֶם, יִשְׁכָּבוּ, וְאַנְשֵׁי הָעִיר אַנְשֵׁי סְדֹם נָסַבּוּ עַל-הַבַּיִת, מִנַּעַר וְעַד-זָקֵן:  כָּל-הָעָם, מִקָּצֶה. 
4 Ils n'étaient pas encore couchés, lorsque les gens de la ville, les gens de Sodome, s'attroupèrent autour de la maison, jeunes et vieux; le peuple entier, de tous les coins de la ville.



Dans ce verset on apprend que toutes les couches de la société et toutes les tranches d’âge y figuraient.

Ø  Quand la Bande demande à Loth de lui livrer ses invités, il refuse. Qu’y a-t-il d’étrange dans la réponse de Loth ? Il dit : «Ils cherchent refuge chez moi »… Et ses filles, alors ?!
D’ailleurs, les invités étaient prêts à dormir dehors, donc ils ne cherchaient pas refuge chez Loth, c’était donc un mensonge de la part de Loth.
La réponse de Loth est donc très insidieuse, car ses filles cherchent réellement refuge chez leur père. Mais elles ne sont pas ses invitées… Est-ce une raison pour les livrer au pire sort ?

Ø  Finalement, Loth est-il quelqu’un de bon ou de mauvais ?

Ø  Dans le dialogue entre Loth et la Bande, il y a quelque chose d’étrange dans la réponse de la Bande à Loth. La Bande vient pour sodomiser les invités. Et Loth répond, très courtoisement : « Ce que vous voulez faire est mal ! Vous comprenez, ce sont mes invités, ils sont venus chercher refuge chez moi ». Si vous étiez de cette Bande, et que votre objectif était de sodomiser (allez, un petit effort d’imagination !), que répondriez-vous à Loth… « Mais dégage ! On s’en fiche de tes histoires de refuge ! Donne-les-nous !…». Mais la réponse de la bande est toute autre… (Béréchit 19:9): « וַיֹּאמְרוּ הָאֶחָד בָּא-לָגוּר וַיִּשְׁפֹּט שָׁפוֹט--עַתָּה », « Cet homme, ajoutèrent-ils, est venu séjourner ici et maintenant il se fait juge! ».
On dirait bien que nous avons à faire à une Bande plutôt intellectuelle ! Non seulement Loth tente de les dissuader avec des arguments intellectuels, mais eux aussi répondent sur ce même terrain : « Cher ami, ce n’est point à vous de nous dire ce qui est bien ou mal, vous n’avez pas à nous juger ! ». Mais que cherchaient-ils à faire alors ? Une sorte de « sodomie intellectuelle » ?

Ø  La Bande ne veut pas des filles de Loth. C’est donc que leur requête n’est pas physique, mais qu’ils cherchent à défendre un principe, cher aux Sodomites… Quel est ce principe ?

Une question de principe

Le Midrash Rabba, dit la chose suivante (sur Béréchit 19:9) :

ויאמרו האחד בא לגור וישפוט שפוט, דין שדנו ראשונים אתה בא להרוס! רבי מנחמא, משם רבי ביבי: כך התנו אנשי סדום ביניהם, אמרו: כל אכסניא שהוא בא לכאן, יהו בועלים אותו ונוטלים את ממונו, אפילו אותו שכתוב בו: ושמרו דרך ה', אנו בועלים אותו ונוטלים את ממונו:
« Une loi a été établie par les fondateurs de Sedom, et toi, Loth, tu vas l’enfreindre ?! » Ainsi ont décidé les gens de Sedom : « nous violerons et volerons l’argent de tout nouvel arrivant ».

 Il s’agissait d’un contrat social, la condition pour pouvoir s’installer à Sedom. Sedom était une ville idyllique, très agréable et très attirante. L’objectif des pères de Sedom était de la protéger d’une trop forte immigration et de le préserver de la racaille.
Sedom était en quelques sortes une ville privée, un peu comme les « Gated Community », qui sont fréquentes aux Etats-Unis[2].
Comment s’y prendre ? Ils ont décidé qu’ils violeraient et voleraient les biens de tout nouvel arrivant… Dissuasif, en effet…

Quel est le point commun entre le viol et le vol des biens ?
La violation.

C’est tout le contraire de l’hospitalité, qui consiste à traiter des invités chaleureusement. Et les habitants de Sedom ont décidé de violer les invités physiquement et monétairement. Dans le verset 9, la Bande dit donc à Loth : « Ne crois pas que tu peux outrepasser cette loi ».

A propos de la relation entre Loth et ses filles

Lorsque les filles de Loth commirent l’inceste avec lui, il est écrit qu’il ne les reconnut pas lorsqu’elles se sont couchées et lorsqu’elles se sont levées (Béréchit 19, 33) : « וְלֹא-יָדַע בְּשִׁכְבָהּ וּבְקוּמָהּ », « il ne la reconnut point lorsqu'elle se coucha ni lorsqu'elle se leva ».

Dans un Séfer Torah, on peut constater un point sur la première occurrence du mot « וּבְקוּמָהּ », « lorsqu'elle se leva ». Les points sur un mot dans le Séfer Torah signifient que ce qui est écrit est vrai, mais, en même temps, pas tout à fait vrai.

Par exemple, lorsqu’il est dit que ’Essav a embrassé Yaacov lorsqu’il l’a retrouvé, il y a des points sur le mot (Béréchit 33:9) « וַיִּשָּׁקֵהוּ » - « il l’a embrassé ». Pour dire qu’il a fait les gestes pour l’embrasser, mais avec une intention de le mordre. D’ailleurs, si vous regardez bien, les gestes qu’on fait quand on embrasse ou quand on mord se ressemblent : c’est juste qu’on joint les dents au lieu des lèvres.

Donc ici, il est dit que Loth n’a pas reconnu sa fille ainée lorsqu’elle s’est levée – avec des points sur le mot – à cause de son ivresse, mais en même temps, il s’est laissé faire le deuxième soir aussi. C'est-à-dire que quelque part, il s’est laissé le droit de ne pas savoir, avec une sorte d’acceptation subconsciente de ce qu’il faisait.

Le Midrash Tan’houma dit la chose suivante (Béréchit Tan’houma, §12) :

בנוהג שבעולם אדם מוסר עצמו ליהרג על בנותיו, ועל אשתו והורג או נהרג, וזה מוסר בנותיו להתעולל בהם. א"ל הקדוש ברוך הוא: חייך, לעצמך את משמרן, ולבסוף תינוקות של בית רבן משחקין וקורין, ותהרין שתי בנות לוט מאביהן
Un homme « normal » serait donc prêt à se livrer à la mort pour sauver l’honneur de sa femme et de ses filles, et Loth offre ses filles à la Bande comme si c’était des jouets. Alors D.ieu lui dit : « Tu les gardes pour toi ». [C’est d’ailleurs ce qu’il fit en commettant l’inceste avec elles.]

Mais le Midrash est bizarre car en quoi le fait que Loth livre ses filles à la Bande fait dire qu’il les garde pour lui ? Au contraire, s’il voulait les garder pour lui, il ne les aurait pas livrées ? Que signifie ce Midrash ?

A propos des anges

Que font les anges à Sedom ? Pourquoi sont-ils venus à Sedom ?
·         Pour détruire Sedom ?
·         Pour sauver Loth ?

A priori, ni l’un, ni l’autre.
D’un côté, ce n’est pas pour détruire Sedom, puisque quand ils détruiront Sedom, ils seront en dehors de la ville. Donc ils n’ont pas besoin d’entrer dans Sedom pour la détruire, ils peuvent le faire depuis l’extérieur de la ville (et c’est ce qu’ils feront). Alors, vous allez me dire qu’ils sont venus pour sauver Loth ?!
Mais d’un autre côté, s’ils étaient venus pour sauver Loth, ils auraient dû s’emparer de lui dès le verset 2, sans perdre de temps, puisque la ville allait bientôt être détruite. Mais ce n’est pas du tout ce qu’ils font ! Au lieu de cela, ils se « promènent », et n’ont pas l’air pressés. Ils refusent son invitation etc.
Comment comprendre cela ?

Le jeu des mimes

Regardons le contexte général de cette histoire.
L’histoire de Loth et ses filles, dans le chapitre 19, suit directement l’histoire d’Avraham avec les trois anges, au chapitre 18. Le passage du chapitre 18 au chapitre 19 est-il simplement chronologique, ou thématique également (question qu’on doit raisonnablement se poser quand on étudie un passage de la Torah) ?  

Relisons l’histoire de Loth, et arrêtons-nous à chaque fois qu’un détail nous fait penser à l’histoire d’Avraham.

א וַיָּבֹאוּ שְׁנֵי הַמַּלְאָכִים סְדֹמָה, בָּעֶרֶב, 
1 Les deux envoyés arrivèrent à Sodome le soir.


STOP : On précise le moment de la journée : « בָּעֶרֶב », « le soir » //  « כְּחֹם הַיּוֹם », « pendant la chaleur du jour »;

  וְלוֹט, יֹשֵׁב בְּשַׁעַר-סְדֹם; 
Loth était assis à la porte de Sodome;


STOP : Loth ainsi qu’Avraham sont installés à l’entrée de quelque part : « וְלוֹט, יֹשֵׁב בְּשַׁעַר-סְדֹם » //  « וְהוּא יֹשֵׁב פֶּתַח-הָאֹהֶל », « tandis qu’il était assis à l’entrée de sa tente »;

וַיַּרְא 
à leur vue,


STOP : Le terme « וַיַּרְא », « il vit », apparaît dans les deux cas ;

וַיָּקָם לִקְרָאתָם 
il se leva au devant d'eux


STOP : Loth se lève pour attraper les anges « וַיָּקָם לִקְרָאתָם», Avraham court pour attraper les anges « וַיָּרָץ לִקְרָאתָם », « il courut à eux » ;

וַיִּשְׁתַּחוּ אַפַּיִם אָרְצָה. 
et se prosterna la face contre terre.


STOP : Loth et Avraham se prosternent devant les anges, sauf que se prosterne simplement : « וַיִּשְׁתַּחוּ, אָרְצָה », « et se prosterna contre terre », alors que Loth se prosterne face contre terre.



Sur ces deux derniers points, on peut noter quelque chose d’intéressant : à certains égards, Loth semble en faire plus qu’Avraham pour ses invités, puisqu’il se prosterne davantage, et à d’autres, Loth semble en faire moins, puisqu’il ne court pas, comme Avraham, à leur rencontre.
Comment comprendre ces différences de comportement ?
Quelles différences y a-t-il entre se prosterner devant quelqu’un, et courir à sa rencontre ?
Le fait de se prosterner montre l’honneur qu’on donne à quelqu’un ; en se prosternant, on se montre plus servile. Courir à la rencontre de quelqu’un, c’est s’assurer qu’on va l’attraper.
On pourrait donc dire qu’Avraham est concentré sur l’aspect pragmatique, il cherche à recevoir ces personnes, alors que Loth serait davantage concentré sur l’aspect symbolique, ou visible, de sa relation à eux.

Continuons.
ב וַיֹּאמֶר הִנֶּה נָּא-אֲדֹנַי
2 Il dit "Ah! de grâce, mes seigneurs…


STOP : Loth et Avraham emploient le même mot pour s’adresser aux anges : « אֲדֹנָ-י » ;

סוּרוּ נָא אֶל-בֵּית עַבְדְּכֶם וְלִינוּ וְרַחֲצוּ רַגְלֵיכֶם, וְהִשְׁכַּמְתֶּם, וַהֲלַכְתֶּם לְדַרְכְּכֶם
…venez dans la maison de votre serviteur, passez-y la nuit, lavez vos pieds; puis, demain matin, vous pourrez continuer votre route."


STOP : Loth et Avraham demandent aux anges de rester. Avraham leur propose de se laver les pieds, et de dormir « וְרַחֲצוּ רַגְלֵיכֶם; וְהִשָּׁעֲנוּ, תַּחַת הָעֵץ », Loth leur propose de dormir, et de se laver les pieds. Ce n’est pas tout à fait pareil… L’ordre des opérations proposées par Avraham semble plus logique : d’abord se laver les pieds, et se reposer ensuite… Une maladresse de la part de Loth ? … Continuons :

ג וַיִּפְצַר-בָּם מְאֹד--וַיָּסֻרוּ אֵלָיו, וַיָּבֹאוּ אֶל-בֵּיתוֹ; וַיַּעַשׂ לָהֶם מִשְׁתֶּה, וּמַצּוֹת אָפָה וַיֹּאכֵלוּ. 
3 Sur ses vives instances, ils tournèrent de son côté et entrèrent dans sa maison. Il leur prépara un repas, fit cuire des galettes et ils mangèrent.


STOP : Loth et Avraham leur préparent un festin. La différence entre les deux, c’est que dans le cas d’Avraham, chaque aliment qui leur est offert est mentionné (Béréchit 18, versets 4 à 8), alors que dans le cas de Loth, on n’en mentionne qu’un : la מצה.


Tout ceci porte à penser que la succession de ces deux passages ne relève pas de la simple coïncidence.  Qu’est-ce que Loth essaye de faire, au juste ?
Il semble vouloir imiter Avraham, suivre son exemple.
Certes, Loth n’était pas avec Avraham quand celui-ci a reçu les trois anges puisqu’il était à Sedom, mais il a tout de même vécu avec lui pendant des années, il sait donc de quelle manière Avraham se comporte avec des invités. Loth a appris dans la maison d’Avraham.
Dans ce cas, qu’apprendre des différences de comportement de ces deux personnages ?

Continuons.

A la suite du festin d’Avraham, se fait la promesse d’un enfant qui naîtra d’une femme, avec un homme « vieux » : Sarah, en parlant de son mari dit « וַאדֹנִי זָקֵן », « Et mon époux est un vieillard! ». De même, à la suite de l’hospitalité de Loth, des enfants vont naître, mais pas de bel augure, des enfants issus de l’inceste. Et là encore, le père de ces enfants est vieux : les filles de Loth, en parlant de leur père disent : « אָבִינוּ זָקֵן », « Notre père est âgé ».[3]

Le devenir de Sedom

Nous avons ensuite le verset de transition entre les chapitres 18 et 19 : L’hospitalité d’Avraham s’achève, il raccompagne ses invités, et ceux-ci regardent en direction de Sedom. Nous assistons après cela au « marchandage » entre Avraham et D.ieu.

Pourquoi est-ce juste à ce moment-là que D.ieu réfléchit à ce qu’il va faire de Sedom ? Ce n’est pas nouveau que les habitants de Sedom sont mauvais !

Sedom est une ville si mauvaise parce que ses habitants détestent les invités. Leur contrat social est : « Pas d’invités ». Or, D.ieu voit comment Avraham se comporte avec ses invités, et ça lève la barre de son exigence vis-à-vis du monde et il est alors légitime de se demander : « Si l’humanité peut se conduire comme ça, quelle place pour un endroit comme Sedom ? ».

La destruction de Sedom découle donc du bon comportement d’Avraham. C’est comme si Avraham était le procureur du jugement de Sedom par D.ieu – c’est Avraham qui a amené les arguments pour la destruction de Sedom.
Alors c’est comme si D.ieu dit à Avraham : « Tu es le procureur, c’est ton acte qui les a mis en faute. Je dois donc discuter de leur sentence avec toi. Tu dois décider de leur devenir ».

On peut maintenant répondre à la question : Que les anges vont-ils faire à Sedom ? Pourquoi se promènent-ils et prennent-ils leur temps ?
Eh bien, parce qu’ils sont à la recherche de quelque chose… Ils recherchent l’hospitalité. Ils cherchent les 10 justes dans la ville qui pourraient faire pencher la balance du jugement favorablement!

Loth fait Pessa’h

Nous nous étions demandé quel rapport il peut y avoir entre Pessa’h et Loth. Nous avions aussi remarqué qu’il était étrange que nos sages parlent de Pessa’h pour Loth qui a vécu 5 siècles avant que le vrai Korbane Pessa’h et la sortie d’Egypte.

Avant de comprendre ce que Loth faisait, étudions le sens du Korbane Pessa’h. Qu’est-ce que le Korbane Pessa’h ?

Hachem demande aux Hébreux de prendre une divinité égyptienne, aux yeux de tous les Egyptiens, de l’égorger et de le manger. Il leur demande aussi, avant la dernière plaie – makate békhorote, la mort des premiers nés - de mettre le sang du dieu égyptien sur leur porte.
Pourquoi du sang sur la porte ? D.ieu a-t-il besoin de signe pour savoir quelle maison Il doit sauter ?!
En réalité, D.ieu demande à chaque Hébreu de s’affirmer contre l’idéologie polythéiste ambiante[4]. En offrant son Korbane Pessa’h, en mettant du sang sur sa porte, l’Hébreu dit : « l’Egypte s’arrête là. Je suis différent des Egyptiens, la culture égyptienne n’est pas la mienne, et ma culture ne doit pas être imprégnée de l’Egypte ».
Celui qui arrive à faire ça, c’est un maître !
Mais si un Egyptien voit un Hébreu faire ça, que lui dirait-il ? Il dirait probablement : « Tu es étranger[5] chez nous, et tu te permets de nous juger ?! », c’est un peu ce que les gens de Sedom ont dit à Loth.
Le Korbane Pessa’h et la Matsa avec lequel il est mangé sont en quelques sortes des symboles de l’opposition avec la société, une marque de non-assimilation.

Alors que la Bande est à sa porte et que Loth est avec ses invités chez lui, il a, à ce moment-là, un grand nissayone – une épreuve : saura-t-il affirmer sa différence avec les valeurs des gens de cet endroit ? En d’autres termes, Loth a un nissayone de type Korbane Pessa’h. Saura-t-il le surmonter ?

Lorsque Loth regarde tout le monde de la Bande dans les yeux et leur dit : « Ce que vous faites est mal», c’est un grand moment d’héroïsme… (certes suivi par une chute vertigineuse… on y reviendra).

Au passage, lorsque les gens de la Bande voulurent forcer le passage et entrer chez Loth, ils furent frappés d’éblouissement, ce qui n’est pas sans rappeler la makate h’ochekh, la neuvième plaie qui a frappé les Egyptiens. Ceci est peut-être encore un indice qui va dans le sens de notre théorie.

A la suite de ces évènements, les anges recommandent à Loth de quitter Sedom avec sa famille car la ville va être détruite. Loth va chercher ses gendres – qui ne le prennent pas au sérieux, ce qui le retarde. Le terme employé est (Béréchit 19:16) : « וַיִּתְמַהְמָהּ », « il tardait ». Ce terme est également employé pour les Bnei Israël en sortie d’Egypte, sauf que eux, (Chémot 12:39) « וְלֹא יָכְלוּ לְהִתְמַהְמֵהַּ » - « ils n'avaient pu attendre ».

C’est donc pendant ce « Pessa’h » que Loth livre ses filles. Cet acte conduit à la naissance de ’Amon et Moav. Pourquoi ?
Quel est l’héritage de Loth et de son comportement ?
Quel est le lien entre Loth et Avraham ?

La femme de Loth se transforme en statue de sel

A propos de la femme de Loth, Rachi dit la chose suivante (Béréchit 19:17):

אל תביט אחריך –  אתה הרשעת עימהם, ובזכות אברהם אתה ניצול, אינך כדאי לראות בפורענותם ואתה ניצול
Ne regarde pas derrière toi - Tu as fait le mal comme eux, et c’est par le mérite d’Avraham que tu es sauvé. Tu ne mérites pas de voir leur châtiment, alors que toi tu as été épargné.

En regardant en arrière, en regardant la ville de Sedom, tu montres que tu es encore un peu rattaché à eux. Finalement, tu n’es pas tellement mieux qu’eux. Tu ne mérites d’être sauvé que si tu affirmes ta différence. Il faut donc quitter sans se retourner, la page est tournée. Point.[6]
Donc le fait que la femme de Loth se soit transformée en statue de sel n’est pas une punition pour avoir désobéi, c’est la conséquence de son rattachement aux habitants de Sedom qu’elle a manifesté par son regard. On pourrait lui dire « Tu n’es pas assez différente d’eux pour que ce geste soit insignifiant ».

C’est comme si on donne un bonbon à un enfant parce qu’il a fait quelque chose de bien, mais pas de tellement génial. Et il va voir tous ses copains et leur dit « regardez, j’ai eu un bonbon ! », on a envie de lui enlever le bonbon… « Finalement, par rapport à ces autres enfants, tu ne le mérites pas tellement… ».

Loth en sécurité ?

Après s’être enfui, Loth finit à un endroit qui s’appelle Tsohar. Les anges lui avaient pourtant suggéré d’aller plus haut dans la montagne, mais il n’a pas voulu s’y rendre.
Le Midrash raconte qu’Avraham était déjà allé en haut de la montagne, et que Loth ne voulait pas y vivre dans l’ombre d’Avraham, parce qu’il pourrait y être détruit. En effet, Loth se disait qu’il devait sa survie à Sedom parce qu’il était mieux que les gens de sa ville. Mais s’il va habiter à l’ombre d’Avraham, comment le considèrera-t-on ? Par rapport à Avraham, il est loin d’être un tsadik

Récapitulons : un premier Midrash dit que Loth a été sauvé en tant que neveu d’Avraham ; un deuxième Midrash raconte que Loth ne voulait pas aller sur la montagne pour ne pas être détruit à cause d’Avraham.

Alors finalement, où Loth est-il en sécurité ?
Dans un endroit bon, il ne l’est pas parce qu’il est au milieu de gens biens, et il apparaîtrait d’autant mauvais par rapport à eux. Dans un endroit mauvais, il ne l’est pas non plus, parce que trop proche de gens mauvais, et leur ressemblant trop…  
Un Midrash dit : de même qu’un mauvais endroit peut mettre en danger, un bon endroit peut mettre en danger.  Donc Loth fait le yoyo.

Loth garde ses filles pour lui

Loth se comporte de la même manière avec ses invités qu’avec ses filles : il protège ses invités de manière irraisonnée, et juste après, il livre ses filles, de manière aussi irraisonnée.
Essayons maintenant de comprendre le Midrash qui dit que Loth a gardé ses filles pour lui, et réfléchissons un instant au phénomène d’inceste.
Qu’est-ce qui fait qu’un père ne soit pas tenté par l’inceste ? Qu’est-ce qui fait qu’un père ne soit pas attiré par sa fille, un frère par sa sœur ? Ne voient-ils pas la beauté de leur fille ou sœur ? Bien sûr que si, alors qu’est-ce qui les retient ?
La réponse tient en deux mots : l’instinct parental.
Un père voit bien que ses filles sont belles, il est sensible à leur féminité, mais pas comme un mari ou un prétendant, mais comme un protecteur.
Il est au-dessus de la beauté de ses filles, pas au même niveau. C’est pourquoi il n’a même pas de Yetser Hara’ pour l’inceste.
Le Midrash nous dit, en fait : « Loth, tu ne te places pas en protecteur de tes filles. Où est passé ton instinct paternel de protecteur ? Et si tu ne te vois pas comme leur protecteur, ce n’est qu’une question de temps avant que tu commettes l’inceste avec elles… ».

Les petits enfants de Loth

Regardez bien ce nom : Moav,  « מֹאַב » qu’on peut lire aussi : « מְאַב » qui signifie « de mon père ». Bizarre comme nom, non ? C’est comme s’il s’appelait « Inceste » : « Inceste, viens ici », « Inceste, va faire tes devoirs »! Et dans le nom de ’Amon aussi, on retrouve une connotation liée à l’inceste : ’Amon, « עמון » de son vrai nom « בֶּן-עַמִּי » qui signifie « fils de ma nation ».
Même si c’est vrai, que ces enfants sont nés d’incestes, comment peut-on raisonnablement les nommer ainsi ?!     
C’est un peu triste de nommer ses enfants de la sorte. Pourquoi ? Parce que si je les nomme ainsi, c’est que c’est quelque chose que je veux faire savoir. « Voici la relation que j’ai eu avec mon père, et c’est mieux que pas de relation du tout »… Cela devient normatif.

La bonté d’Avraham, la bonté de Loth

L’essence de la bonté

Déplacement maintenant notre caméra et faisons un zoom sur le personnage de Loth. Loth est un gars qui déborde d’amour, d’attention, d’hospitalité pour ses invités. Et au milieu de cet amour, de cette attention, de cette hospitalité pour ses invités, il livre ses filles au pire sort. Il a donc un sens protecteur fort pour ses invités, mais pas pour ses filles, qui sont ses proches.
Il y a quelque chose de tordu dans le Monde de Loth…

Essayons de comprendre comment il a pu en arriver là. Pour cela, il faut remonter un peu le temps dans la vie de Loth. Où Loth a-t-il appris le ’Hessède?
 
Chez Avraham, son oncle.
Loth imite Avraham, geste pour geste. C’est ce qu’on a d’ailleurs observé dans la première partie de notre article en comparant les chapitres 18 et 19.
On observe donc chez Loth une bonté imitée plutôt qu’une bonté instinctive.
Quelle est la différence ?
-          Une bonté instinctive grandit en soi, elle profonde, réelle, et authentique.
-          Dans une bonté imitée, les gestes sont là, mais leur essence manque.

Quelle est l’essence d’une bonté véritable, d’une bonté qui vient du cœur ?

Une bonté authentique établit toujours des priorités. Par exemple, on s’occupe en priorité de sa famille, et pour cela, on doit parfois refuser des invités. Si je décide de ne pas avoir d’invités ce Shabbat parce que je sens que mes enfants ont besoin qu’on passe du temps ensemble, cela s’appelle de la bonté. Et il serait mal placé de me taxer de manquer d’hospitalité parce que je n’ai invité personne, car ce serait manquer à une bonté bien plus importante, celle vis-à-vis de mes propres enfants. Une bonté imitée ne fonctionne pas de cette manière : elle donne toujours la priorité aux invités, aux personnes de l’extérieur, et néglige ces aspects à la maison.

C’est un peu ce qu’on observe dans les mouvements de masse, même au sein du judaïsme. Tout commence d’un noyau très pur et authentique. Mais ensuite, les générations qui suivent imitent plutôt que vivent les choses de l’intérieur, et tout n’est plus aussi authentique.
C’est aussi ce qui se passe en Yéshiva : certains élèves parlent comme leur Rav, imitent sa manière de marcher, de réfléchir etc… C’est beaucoup plus facile de faire ça, d’imiter ce qu’on voit, que de se demander : « Qu’est ce qui a fait qu’il est comme il est ? C’est sa vision de la Torah, c’est sa manière de respecter les gens etc... Comment puis-je acquérir cette vision de la Torah ? ».

Par exemple, les gens admirent Rav Shakh.
Rav Shakh pensait que dans les Yéshivot, les élèves étudiaient trop lentement et qu’ils devaient plutôt emmagasiner une grande quantité de békioute et avoir une base solide de connaissances pour être ensuite aptes à étudier plus en profondeur.
Presque personne n’a écouté Rav Shakh sur ce point.
Par contre, nombreux sont ceux qui citent Rav Shakh  pour ce détail-ci, pour cette ’houmra-là etc… Mais personne n’essaye de faire ce qu’il suggère de par sa vision de la Torah,  et qui fait partie du noyau qui a fait de lui ce qu’il a été.
Car il est plus facile de prendre de l’extérieur que de l’intérieur.

Loth est ce qu’on pourrait appeler « l’héritage de la bonté tordue ».

Finalement, qu’est-ce qu’un vrai ba’al ’hessède ?  Qu’est-ce qu’on doit cultiver en soi pour être un vrai ba’al ’hessède , et dépasser le stade du simple imitateur (ce qui n’est déjà pas si mal…) ?
L’essence même du ’hessède dans la Torah s’apprend du verset (Vayikra 19:18) : « וְאָהַבְתָּ לְרֵעֲךָ כָּמוֹךָ » - «  tu aimeras ton prochain comme toi-même ». Mais si vous y prêtez attention, ce verset sous-entend que l’on s’aime soi-même ! Il est simplement impossible d’aimer les autres sans s’aimer soi-même. C’est aussi cela que nous dit ce verset.
L’amour, c’est donner. Le ’hessède , c’est donner. Mais si je suis moi-même vide, alors je ne peux pas déborder, je ne peux pas donner. On ne peut déborder que si on est plein. « Je me sens bien, alors je veux que tu te sentes bien ». Quelle que soit la situation que l’on vit, si on se sent bien, on a envie de partager ce sentiment. Ce moment a été tellement agréable pour moi que j’aimerais que les autres puissent ressentir la même chose.

D’ailleurs, parlons du Korbane Toda - sacrifice de remerciement. Ce sacrifice doit être apporté avec 40 morceaux de pain. Et il doit être mangé en seulement 2 jours. Mais qui peut manger quarante morceaux de pain en 2 jours ? La réponse est simple : quarante personnes ! Le Korbane Toda n’a de sens que si on le partage. C’est aussi pour ça qu’on invite du monde à nos fêtes (Bar mitsva et autres) : parce que j’ai ce sentiment positif que je veux partager[7].

 Quel est l’héritage de la bonté tordue ?

Mettons-nous un instant à la place des filles de Loth, après que leur père les a envoyées à la Bande.
Elles ont eu deux enfants avec les descendants desquels les enfants d’Israël n’ont pas eu le droit de se marier. Pourquoi ? Parce qu’ils ont refusé de leur donner de l’eau et du pain. Ils ont refusé aux Bnei Israël l’hospitalité. Réfléchissons-y un moment.
Si vous étiez l’une des filles de Loth, quelle serait votre perception du ’hessède ? Surtout après que votre père a dit « Ne touchez pas à mes invités, mais prenez mes filles » ?! Vous pensez surement que le ’hessède, c’est une trahison, c’est un poignard dans le dos. C’est surement ce que les filles de Loth ont transmis à leurs enfants, et c’est probablement la raison pour laquelle elles n’en veulent pas.

Mais autre chose de remarquable a été transmis à ces enfants de l’inceste.
Balak, le roi de Moav, embauchera Bil’am pour maudire les Bnei Israël parce qu’il a peur d’eux. Bil’am n’y arrivera pas. Cependant, à la suite de cela, les Bnei Israël ont agi avec légèreté avec les filles de Moav qui leur offrirent leur corps. ’Amon et Moav n’ont pas offert l’hospitalité, mais se sont offerts eux-mêmes, tout comme Loth l’avait fait avec ses filles.

On peut maintenant revenir à la question du lien entre l’hospitalité et la promesse d’enfants. Car même dans la version tordue de la bonté que l’on trouve chez ’Amon et Moav, on retrouve une connexion entre fertilité / sexualité d’un côté, et le ’hessède de l’autre[8].

Deux amours

Au cours d’un séminaire, une dame a posé la question suivante : quel est le problème des mariages mixtes ? On est supposés aimer tout le monde, n’est-ce pas ? Les Juifs seraient-ils racistes ?

Le problème dans cette question, c’est que la dame utilise le même mot pour parler de deux choses radicalement différentes.
Nous sommes censés aimer tout le monde, c’est vrai. Mais pour l’hospitalité seulement, pas pour les mœurs légères.
Le mot « amour » peut donc avoir deux significations bien distinctes.
L’amour peut signifier l’hospitalité, applicable à tout le monde, applicable en public, c’est l’expression de ma fraternité avec les êtres humains, c’est l’expression d’un « Je » au sens large.
Mais il y a un autre amour, un amour qui n’est pas public, un amour qui ne s’applique pas à tout le monde. C’est un amour exclusif. C’est une sorte d’amour qui se doit d’être privé, exclusif, et secret. C’est l’emblème de la sexualité. C’est l’amour qui existe entre une personne et son âme sœur. Cet amour n’a juste pas sa place en public, il est inapplicable envers le monde entier.
Le problème est que nous n’avons qu’un seul mot pour parler de ces deux choses. Mais confondre les deux est une catastrophe.

Ainsi, la promesse d’enfants après un acte d’hospitalité prend tout son sens. Pourquoi ?
Parce que si on est capable de s’émanciper en un amour fraternel pour l’humanité, pour nos frères, alors D.ieu récompense cela en rendant productif également l’amour dans notre monde privé, c'est-à-dire qu’il nous donnera des enfants.
Et si notre hospitalité est réelle et authentique, alors les enfants qu’on aura seront réels, et authentiques, et beaux également.
Et si notre hospitalité provient d’une bonté tordue, c’est tout de même suffisant pour nous sauver de la destruction de Sedom, mais cela ne peut pas procurer beaucoup plus que cela. On a aussi une promesse d’enfant par le mérite de cette hospitalité, mais tout comme l’hospitalité est tordue, les enfants le sont également. Et l’héritage de cela est celui de la bonté tordue.

’Amon et Moav ont un lien avec l’hospitalité et avec la sexualité, mais elle est l’inverse de celle d’Avraham. Ils ont une sorte de complexe face à l’hospitalité. « Comment puis-je être hospitalier lorsque mon père, sous prétexte de s’occuper de ses invités m’a livré aux mains de la Bande ? Non, l’hospitalité est dangereuse, c’est une trahison ». Donc, de manière inappropriée, ils gardent l’hospitalité dans leur monde privé, c’est entre eux qu’ils sont hospitaliers, ils font de l’hospitalité une manière de vivre entre eux. Et au lieu de faire de l’hospitalité ce qui pourrait les lier avec le monde extérieur, c’est la sexualité qu’ils utilisent à ces fins.

Les trois attributs des Juifs

On dit des Juifs qu’ils ont trois attributs : ils sont Ra’hmanim (רחמנים), Baïchanim (ביישנים), et Guomlei ’Hassadim (גומלי ‏חסדים).
Ra’hmanim - compatissants : c’est une caractéristique qui se traduit au niveau émotionnel.
Les deux autres caractéristiques, je crois, sont en fait des manifestations de cette première, l’une dans le monde privé, et l’autre dans le monde public.

רחמנים

ביישנים

גומלי ‏חסדים

En effet, Baïchanim, la discrétion, se rapporte au cercle privé, on parle de la pudeur ou de la décence qui couvre la sexualité. Les gens pensent que si on cherche à être décent vis-à-vis de la sexualité, c’est parce que nous ne sommes pas à l’aise avec notre corps. Pas du tout. Le Juif a la compréhension des limites de la sexualité. Si on l’a, on comprend son rôle et combien elle est précieuse. Elle sert à une relation complètement privée.


A l’inverse, la bonté, l’hospitalité se manifeste dans un cercle public.



L’objectif est de connaître l’équilibre entre ces deux notions : l’hospitalité se fait dans un certain cadre, et elle nécessite qu’on agisse de certaines manières, et la sexualité se fait dans un certain cadre, et nécessite qu’on agisse de certaines manières. Mais les deux sont des expressions de Ra’hmanoute  - compassion, miséricorde. Ra’hmanoute  est de la même famille que le mot רחם, utérus[9].
La Ra’hmanoute, c’est le désir de faire grandir un autre être humain que soi. Pour donner forme à cette Ra’hmanoute dans le cercle privé, on doit être Baïchanim. Et pour lui donner forme dans le cercle public, on doit être Guomlei ’Hassadim.




A la prochaine !

Traduit et retranscrit librement par Itala à partir d’une série de conférences données par Rav Fohrman au printemps 2003. Le titre original de la série est : « Lest it come to scandal – The genesis of jewish kingship – from Loth and his daughters to Judah and Tamar and the Book of Ruth ».





[1] Il s’agit des questions posées par les participants à la conférence ainsi que par Rav Fohrman lui-même.
[2] Il en existe quelques-unes en France, notamment la Villa Reuilly, dans le 16ème arrondissement de Paris, proche de la Porte d’Auteuil, où Céline Dion et Nicolas Sarkozy (entre autres) ont déjà résidé. 
[3] Nous voyons dans un autre endroit du Tanakh une promesse d’enfant juste après un épisode d’hospitalité, où une personne se tient à l’entrée, et il s’ensuit une ’Akeida, où l’objectif de la mission n’est pas précisé. Il s’agit de l’histoire de Elisha avec la Icha Choumanit. Il semblerait donc que l’hospitalité ait un lien fort avec la promesse d’enfant. Pourquoi ?
[4] (N.d.T.) Je vous conseille fortement (si ce n’est pas déjà fait) de lire la série de Rav Fohrman sur la sortie d’Egypte : http://ravfohrman.blogspot.com/search/label/Exodus
[5] Notez d’ailleurs le langage utilisé par les gens de Sedom (Béréchit 19:9) : « הָאֶחָד בָּא-לָגוּר » qui rappelle la notion de « גר » - étranger des Hébreux en Egypte.
[6] (N.d.T.) Le fait de regarder sa propre ville en pleine destruction est quelque part un acte sadique. Si on estime avoir été sauvé de peu, on s’enfuit, la tête basse. On ne peut se permettre d’observer le spectacle de la destruction que si on a la profonde  et intime certitude que la ville méritait la destruction, et que nous, non.
C’est un peu comme si, enfant, on s’est disputé avec son frère, et que le parent vient pour le gronder de ce qu’il nous a fait. Si on se sent quelque peu fautif, on baisse les yeux, et on sort de la pièce pendant que notre frère se fait ‘remettre la tête au carré’. Sinon, on peut rester, et le regarder, droit dans les yeux.
Ici, la femme de Loth a regardé, alors qu’elle n’aurait pas dû regarder, c’était une effronterie de sa part.
[7] Au passage il y a une explication – qui va dans ce sens – de Reb Shimon Shkop – un grand penseur – sur la mishna de Pireki Avot qui affirme : « אִם אֵין אֲנִי לִי, מִי לִי ; וּכְשֶׁאֲנִי לְעַצְמִי, מָה אֲנִי » dans l’introduction de son livre Sha’arei Yosher.
[8] Pour ’Hazal, l’eau et le pain sont une image pour parler de sexualité (Cf. l’histoire de Yossef et Mme Potiphar, ainsi que celle de Moshé et Ytro).
[9] (N.d.T.) Cette notion est développée dans le cours Yona, un prophète en cavale.

3 commentaires:

  1. Excellent job, merci je vais avoir de la lecture pour chabbat...

    Le lien PDF pour l'impression ne marche pas.....

    Kol Touv
    Itzhak

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  2. Bonsoir,
    Merci pour ces cours plus que magnifique!
    Vous est il possible d’être plus explicite dans ce dernier cours s'il vous plait? Vous nous parlez de certains éléments qui vous paraissent évidents mais qui à notre niveau ne nous sont pas connus. Par exemple le fait que lot mangeait de la matsa, vous posez d'emblée la question.
    Merci de votre compréhension et encore une fois toutes mes félicitations pour ces articles!
    Yoram

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    Réponses
    1. Bonjour,
      Tout d'abord merci pour votre message.
      Il est écrit dans le texte (Béréchit 19,3) que Loth a servi des matsot à ses invités.
      Pour les autres points, pouvez-vous préciser de quoi il s'agit afin que je puisse clarifier ? Merci.

      Itala.

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