mercredi 10 février 2016

Le parcours d'Avraham (3/10) - L'Egypte

Voici un bref rappel de ce que nous avons vu la dernière fois, à savoir la promesse de la terre et la promesse des enfants que D.ieu a fait à l’Humanité à plusieurs reprises, dans le monde n°1, le monde n°2 et le monde n°3.
D.ieu avait promis à Adam qu’il dominerait le monde entier; Et, d’une manière différente, Il a aussi a promis à Noa’h la domination sur le monde entier. Avec chacune de ces promesses, D.ieu promettait aussi des enfants, ou donnait l’ordre d’avoir des enfants. "Pérou ourevou" – "Soyez féconds et multipliez-vous" a-t-Il dit aussi bien à Adam qu’à Noa’h. Et, en effet, nous constatons la même trame avec Avraham. A lui aussi, D.ieu promet une terre - pas la terre entière, mais une petite zone de celle-ci, la terre de Canaan, Israël. Parallèlement à cela, il reçoit une promesse d'enfants.

Nous avons alors suggéré qu’il est possible que le grand défi d'Avraham serait de voir comment il réagirait face à ce double cadeau, les enfants et la terre. Aura-t-il une vision narcissique de ces cadeaux : "ma terre", "mes enfants" ? Ou bien, les considèrera-t-il comme des cadeaux offerts par D.ieu dans le seul but de poursuivre sa mission ?
Ceci est, je pense, le défi central d’Avraham. En remontant dans son passé, nous voyons qu’il a déjà été confronté à ce type de défi, qui forme comme une clé de voûte de la vie d'Avraham. Il a été prêt à donner ce qu’il y a de plus précieux – sa progéniture – à l’être le plus vulnérable qui soit – son frère défunt Haran. C’est d’ailleurs pour cela, peut-être, que D.ieu s’est tourné vers Avraham, un homme en qui Il pouvait avoir confiance pour résister aux tentations de la sur-identification narcissique avec son nom. Voici un homme qui était prêt à renoncer à son nom, qui était prêt à renoncer à sa descendance, pour les partager et faire avancer le destin de son frère défunt.
Je vous avais alors laissé avec une question, qui était de comprendre le récit de voyage. Pourquoi le récit du voyage était-il important ? Pourquoi avoir détaillé les pérégrinations d'Avraham à travers la terre d'Israël ?

Une relation ambigüe entre Avraham et Loth

Nous sommes maintenant prêts à relire une dernière fois ce texte et apporter des réponses aux points laissés en suspens la dernière fois. Nous sommes au début du chapitre 12 de Béréchit, verset 4. D.ieu vient de promettre à Avraham qu’il sera le père d’une grande nation et que toutes les familles du monde seront bénies à travers lui.
ד וַיֵּלֶךְ אַבְרָם, כַּאֲשֶׁר דִּבֶּר אֵלָיו ה’, וַיֵּלֶךְ אִתּוֹ, לוֹט; וְאַבְרָם, בֶּן-חָמֵשׁ שָׁנִים וְשִׁבְעִים שָׁנָה, בְּצֵאתוֹ, מֵחָרָן.
4 Avram partit comme le lui avait dit D.ieu, et Loth alla avec lui. Avram était âgé de soixante-quinze ans lorsqu'il sortit de ’Haran.
Nous avons soutenu précédemment qu'il y a trois éléments distincts dans ce verset, chacun racontant une histoire différente. Élément numéro 1 : Avraham croit en cette promesse; il quitte ’Haran et part pour Canaan. Élément numéro 2: Loth part avec lui, ce qui, à première vue, n’a aucun lien avec le premier élément. Élément numéro 3, qui semble être sans aucun lien avec ce qui le précède : Avraham était alors âgé de 75 ans. En réalité, peut-être que ces trois éléments sont liés. Peut-être qu’Avraham se demande: "Quel est le sens de cette promesse que j’aurai une grande descendance ? Je ne peux plus avoir d’enfant, je suis vieux !" et, de surcroit, – comme nous l’avons vu quelques versets plus haut – Saraï, sa femme, était stérile. Avraham était âgé de 75 ans à ce moment-là. Comment est-il possible qu’il ait des enfants ? Vers qui son regard se tourne alors ? Vers Loth !
Loth est son neveu. Peut-être que Loth est l’homme qui portera son héritage. Peut-être que la promesse de descendance était métaphorique ? Et puis, finalement, Loth est presque le fils d’Avraham. Il a grandi dans sa maison, Avraham l’a élevé comme son fils. Alors c’est vrai qu’Avraham croit en la promesse qu’il a reçue et fait ce que D.ieu lui demande, mais quelque part dans sa tête, il se demande comment cette promesse se concrétisera. Et peut-être que ce sera à travers Loth…
Le verset suivant, verset 5, continue de développer cette ambiguïté dans la relation d’Avraham avec Loth.
ה וַיִּקַּח אַבְרָם אֶת-שָׂרַי אִשְׁתּוֹ וְאֶת-לוֹט בֶּן-אָחִיו, וְאֶת-כָּל-רְכוּשָׁם אֲשֶׁר רָכָשׁוּ, וְאֶת-הַנֶּפֶשׁ, אֲשֶׁר-עָשׂוּ בְחָרָן. 
5 Avram prit Saraï son épouse, Loth fils de son frère, et tous les biens et les gens qu'ils avaient acquis à 'Haran.
Je pense que ce verset montre toute la tension intérieure d’Avraham. Saraï, on le sait, est la fille de Haran, et elle est la sœur de Loth. Pourtant, dans ce verset, elle est présentée comme étant la femme d’Avraham, tandis que Loth est, lui, présenté comme étant le fils de Haran. La tension d’Avraham provient de la question : "D’où l’héritier d’Avraham va-t-il sera-t-il issu ? De Saraï ? ou bien plutôt à travers Loth ?". Ou, en d’autres termes, faut-il comprendre la promesse d’enfant de manière simple ou de manière métaphorique ? Finalement, peut-être que Loth pourrait être la suite d’Avraham…
Alors c’est vrai que – l’histoire le montrera – Saraï aura un enfant. Mais à ce moment-là, personne ne sait qu’un tel miracle se réalisera. A ce moment-là, Avraham sait seulement qu’il a déjà 75 ans, qu’il n’a jamais eu d’enfant, et que sa femme est stérile. Sa seule question est : "D’où viendra cet enfant que D.ieu m’a promis ?".  Cette question, quelque part, est aussi de l’ordre moral. Pour le voir, il suffit d’imaginer ce à quoi sa vie aurait ressemblé si c’est Loth qui avait été son héritier.
On connaît le personnage de Loth à travers les histoires racontées par la Torah  plus tard, il est peu recommandable. Avraham aurait eu à gérer un enfant aux valeurs douteuses et aurait peut-être eu quelques difficultés pour y parvenir. Mais au-delà de ces considérations, je crois que les valeurs même d’Avraham auraient été mises en péril. Car, en se mariant à Saraï, la fille de son frère défunt, il voulait avoir des enfants qui perpétueraient la lignée de Haran. Ceci est un cadeau immense, complètement altruiste, que nous avions identifié au lévirat – Yiboum. La Torah ordonnera plus tard que, lorsque deux frères vivent ensemble et que l'un d'eux meurt, le frère épouse la veuve du défunt comme un moyen de perpétuer son nom. C’est ce qu’Avraham aurait essayé de faire en se mariant à Saraï.
Il y a, cependant, une autre possibilité, opposée à la précédente. Si vous êtes Avraham et que vous observiez votre propre situation, vous seriez tentés de vous dire, après des années de tentatives infructueuses pour avoir un enfant avec Saraï qu’il faut peut-être voir les chose sous u autre angle. "J’ai essayé, j’ai fait tout ce que j’ai pu mais que faire,  Saraï ne peut pas avoir d’enfant... Alors, je pense à mon frère, et je me dis qu’il a déjà des enfants, il a des filles, et il a un fils qui portera son nom. Mais peut-être, finalement, que ce fils portera, non seulement le nom de mon frère, mais aussi mon nom ! Peut-être qu’il pourrait aussi être mon successeur !" Ce serait une forme inverse du Yiboum. Ce serait maintenant le frère défunt qui viendrait au secours de la lignée du frère qui est en vie…
La voilà, la tension d’Avraham dans sa relation à son neveu Loth. En n’arrivant pas à avoir d’enfant biologique, Avraham se rend compte qu’il n’arrive pas à porter secours au nom, à la lignée de son frère. Ce qui l’amène à penser que Loth pourrait bien être ce successeur. Peut-être pourrait-il être aussi son successeur ? Auquel cas, on tombe dans un Yiboum à l’envers. "Mais peut-être que c’est ça que D.ieu veut ? peut-être que c’est cela le plan divin ?" se demande Avraham, "Il m’a promis une grande descendance, peut-être que cela passera par Loth ? Ma grande descendance viendra-t-elle par le biais de Saraï ou bien à travers Loth ?".

Avraham en Egypte

Revenons maintenant aux questions que nous avions posées au sujet du carnet de voyage d’Avraham, raconté dans les versets 6, 7 et 8. Pour ce faire, j’aimerais m’attaquer à une question bien plus large, une question à laquelle je n’ai jamais réellement obtenu de réponse. Cette question est au sujet d’un récit – que je trouve très difficile – autour d’Avraham qui descend en Egypte. Ce récit suit immédiatement le texte que nous étudions. Avraham se dirige vers le Sud et va en Egypte afin d’échapper à la famine qui sévit en Canaan. C’est alors que Saraï est prise au palais de Pharaon. C’est une histoire difficile, lisons-là ensemble (Chapitre 12).
י וַיְהִי רָעָב, בָּאָרֶץ; וַיֵּרֶד אַבְרָם מִצְרַיְמָה לָגוּר שָׁם, כִּי-כָבֵד הָרָעָב בָּאָרֶץ. 
10 Or, il y eut une famine dans le pays. Avram descendit en Égypte pour y séjourner, la famine étant excessive dans le pays.
יא וַיְהִי, כַּאֲשֶׁר הִקְרִיב לָבוֹא מִצְרָיְמָה; וַיֹּאמֶר, אֶל-שָׂרַי אִשְׁתּוֹ, הִנֵּה-נָא יָדַעְתִּי, כִּי אִשָּׁה יְפַת-מַרְאֶה אָתְּ. 
11 Quand il fut sur le point d'arriver en Égypte, il dit à Saraï son épouse: "Certes, je sais que tu es une femme au gracieux visage.
יב וְהָיָה, כִּי-יִרְאוּ אֹתָךְ הַמִּצְרִים, וְאָמְרוּ, אִשְׁתּוֹ זֹאת; וְהָרְגוּ אֹתִי, וְאֹתָךְ יְחַיּוּ. 
12 Il arrivera que, lorsque les Égyptiens te verront, ils diront: ‘C'est sa femme’; et ils me tueront, et ils te conserveront la vie.
יג אִמְרִי-נָא, אֲחֹתִי אָתְּ--לְמַעַן יִיטַב-לִי בַעֲבוּרֵךְ, וְחָיְתָה נַפְשִׁי בִּגְלָלֵךְ. 
13 Dis, je te prie, que tu es ma sœur; et il me sera fait du bien à travers toi, et j'aurai, grâce à toi, la vie sauve."
Avant toute chose, j’aimerais dissiper ce que je pense être des manières malavisées de lire cette histoire.

Avraham avait-il de mauvaises intentions ?

Il y a quelques années, je lisais Genesis: A Living Conversation de Bill Moyers, un livre qui développe des thèses très dures envers Avraham. Pour ma part, je pense qu'il est faux de prétendre qu'Avraham ait été tout simplement la recherche d’un profit. Profit, p-r-o-f-i-t, par opposition à Prophète p-r-o-p-h-è-t-e. Je pense que le sens simple du texte est le suivant. Quand Avraham dit "il me sera fait du bien à travers toi", fondamentalement, il craint qu’il n’y ait que deux options dans l’esprit de ceux qu’ils croiseront: soit cette femme est ma femme, ou cette femme est une autre de mes proches, probablement une sœur. Si cette femme est ma femme, ils me tueront pour pouvoir la prendre; parce que c’est la seule manière pour eux de la prendre, en se débarrassant de moi.
Si, par contre, cette fille est un autre membre de ma famille - ma sœur - alors, je deviens une sorte de protecteur et il leur faudra me plaire pour la prendre. Ils ne me tueront pas, mais me feront plutôt la cour, pour arriver à leur fin. Dans ce processus de séduction, ils me donnent des présents. L'idée d’Avraham n’est pas de tirer profit d’une situation mais plutôt de laisser le processus de séduction durer pendant un certain temps. Ce faisant, il recevrait des présents, de la nourriture, jusqu’à ce qu’il en ait assez pour retourner en Canaan avec sa femme. Je ne pense qu’il ait songé un seul instant qu’il aurait de donner Saraï à un autre pour garder la vie sauve.
Malheureusement, son plan n’a pas fonctionné. Car il y a vraisemblablement une chose qu’Avraham n’avait pas prévu et que le texte relate :
יד וַיְהִי, כְּבוֹא אַבְרָם מִצְרָיְמָה; וַיִּרְאוּ הַמִּצְרִים אֶת-הָאִשָּׁה, כִּי-יָפָה הִוא מְאֹד. 
14 En effet, lorsqu’Avram fut arrivé en Égypte, les Égyptiens remarquèrent que cette femme était extrêmement belle;
טו וַיִּרְאוּ אֹתָהּ שָׂרֵי פַרְעֹה, וַיְהַלְלוּ אֹתָהּ אֶל-פַּרְעֹה; וַתֻּקַּח הָאִשָּׁה, בֵּית פַּרְעֹה. 
15 puis les officiers de Pharaon la virent et la vantèrent à Pharaon et cette femme fut enlevée pour le palais de Pharaon.
טז וּלְאַבְרָם הֵיטִיב, בַּעֲבוּרָהּ; וַיְהִי-לוֹ צֹאן-וּבָקָר, וַחֲמֹרִים, וַעֲבָדִים וּשְׁפָחֹת, וַאֲתֹנֹת וּגְמַלִּים. 
16 Quant à Avram, on lui fit bien du bien à travers elle; il eut du menu et du gros bétail, des ânes, des esclaves mâles et femelles, des ânesses et des chameaux.
Donc, en d'autres termes, le plan d’Avraham pouvait marcher avec tout le monde sauf avec le roi. Si le roi décide qu'il veut d'elle, le roi n’a pas besoin de l’accord d’Avraham, il n’a pas besoin de lui faire le cour. Je pense qu'il y a une certaine ironie dans ce texte. "On lui fit bien du bien à travers elle", c’est exactement ce qu’il avait imaginé, il y est parvenu, on lui a fait des cadeaux. Il a obtenu ce qu'il attendait, mais pas dans l'ordre qu'il espérait. Saraï a été prise en premier. Puis il a obtenu toutes sortes de cadeaux.
Saraï a été enlevée et se trouve chez le roi. Avraham a les bras pleins de cadeaux, mais ses plans ont tourné au vinaigre. C’est à ce moment que D.ieu entre en scène :
יז וַיְנַגַּע ה' אֶת-פַּרְעֹה נְגָעִים גְּדֹלִים, וְאֶת-בֵּיתוֹ, עַל-דְּבַר שָׂרַי, אֵשֶׁת אַבְרָם. 
17 Mais D.ieu affligea des plaies terribles à Pharaon et sa maison, à cause de Saraï, l'épouse d'Abram.
יח וַיִּקְרָא פַרְעֹה, לְאַבְרָם, וַיֹּאמֶר, מַה-זֹּאת עָשִׂיתָ לִּי; לָמָּה לֹא-הִגַּדְתָּ לִּי, כִּי אִשְׁתְּךָ הִוא. 
18 Pharaon fit appeler Avram, et dit: "Qu'as-tu fait là à mon égard? Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré qu'elle est ta femme?
יט לָמָה אָמַרְתָּ אֲחֹתִי הִוא, וָאֶקַּח אֹתָהּ לִי לְאִשָּׁה; וְעַתָּה, הִנֵּה אִשְׁתְּךָ קַח וָלֵךְ. 
19 Pourquoi as-tu dit: ‘Elle est ma sœur’, de sorte que je l'ai prise pour moi comme épouse? Or maintenant, voici ta femme, reprends-la et retire-toi!"
כ וַיְצַו עָלָיו פַּרְעֹה, אֲנָשִׁים; וַיְשַׁלְּחוּ אֹתוֹ וְאֶת-אִשְׁתּוֹ, וְאֶת-כָּל-אֲשֶׁר-לוֹ. 
20 Pharaon lui donna une escorte, qui le reconduisit avec sa femme et toute sa suite.
Avraham, Saraï et Loth quittent l’Egypte. Avraham est alors riche, le texte dit (Béréchit 13:2) qu’il "était puissamment riche en bétail, en argent et en or". Ils empruntent le même chemin qu’à l’aller, repasse pas les autels qu’il avait érigés. L’histoire suivante est celle du conflit entre les bergers d’Avraham et ceux de Loth qui conduira à la séparation des deux hommes. Nous parlerons de ce conflit plus tard.

Pourquoi je trouve cette histoire difficile

Cette histoire, comme je le disais plus haut, je la trouve très difficile à comprendre. Et j’aimerais maintenant en exposer les raisons :
  1. Tout d'abord, quel est l’objet de cette histoire ? A-t-elle une leçon à nous apprendre ? Sommes-nous censés en conclure que ce n’est pas bien d’aller en Egypte ?!
  2. En outre, cette histoire semble sortir de nulle part. Quel rapport entre cette histoire, ce qui la précède et ce qui la suit ? On pourrait peut-être répondre que c’est simplement que cette histoire s’est passée à ce moment-là et que Torah l’a donc rapportée à cet endroit. Mais je pense qu'il doit toujours y avoir une relation thématique. Si la Torah met des récits côte-à-côte, c’est que, thématiquement, ils sont liés. Or, ici, on a trois récits. Le premier, c’est Avraham qui reçoit les promesses de D.ieu; le récit de son voyage et la construction d'autels. Le second récit, c’est Abraham qui va en Egypte. Et le troisième récit, c’est le conflit entre les bergers de Loth et ceux d’Avraham. Apparemment, aucun de ces récits n’a quelque chose à voir avec les autres !

Avraham a-t-il bien fait de descendre en Egypte ?

Ramban – Nahmanide – n’approuve pas vraiment la manière d’agir d’Avraham dans cette situation. Voici le commentaire du Ramban sur Béréchit 12:10 :
ודע כי אברהם אבינו חטא חטא גדול בשגגה שהביא אשתו הצדקת במכשול עוון מפני פחדו פן יהרגוהו, והיה לו לבטוח בשם שיציל אותו ואת אשתו ואת כל אשר לו, כי יש באלוהים כוח לעזור ולהציל. גם יציאתו מן הארץ, שנצטווה עליה בתחילה, מפני הרעב, עוון אשר חטא, כי האלוהים ברעב יפדנו ממות. ועל המעשה הזה נגזר על זרעו הגלות בארץ מצרים ביד פרעה. במקום המשפט שמה הרשע והחטא:
Tu dois savoir, qu’Avraham notre père a grandement fauté - involontairement - en mettant sa femme dans un risque de transgression, à cause de sa crainte que les Egyptiens allaient le tuer. Au lieu de cela, il aurait dû avoir confiance en D.ieu qu'Il sauverait, lui, sa femme et toutes leurs possessions. Car en effet, D.ieu a le pouvoir de sauver. En outre, son départ de la terre à cause de la famine était aussi un péché, car le Seigneur peut délivrer de la famine et sauver de la mort. Et ce fut à cause de cet épisode qu'il a été décrété sur la descendance d'Avraham qu'elle sera exilée en Égypte dans les mains de Pharaon...
Bref, dans ce commentaire connu, Ramban pense qu’Avraham n’aurait jamais dû se rendre en Egypte. En effet, on vient de lui promettre la terre de Canaan dans les versets qui précèdent, et ce n’est pas par hasard si, immédiatement après, le texte nous dit qu’il est parti pour un séjour temporaire en Egypte. Le Ramban voit, dans ce texte, un reproche implicite envers Avraham, qui aurait dû rester en Canaan et avoir confiance en D.ieu malgré la famine qui y sévissait. Alors qu’en allant en Egypte, il mettait Sarah en danger.
Dans son commentaire, Ramban cite une section d’un commentaire du Midrash. Il ne dit pas clairement qu’il ramène ce Midrash pour appuyer son avis critique envers Avraham. Mais il semblerait que ce soit le cas. J’aimerais partager avec vous ce commentaire du Midrash en entier. Je ne suis pas vraiment sûr de la manière dont il faudrait l’interpréter, mais il est tellement fascinant que devriez le connaître. Il vous faut le garder dans un coin de votre tête, alors qu’on continuera à étudier ce récit. Ce Midrash relève une série de parallèles entre les actions de notre histoire d’Avraham qui descend en Egypte et l’esclavage de sa descendance en Egypte (Béréchit Rabba 40:6) :
ר' פנחס בשם רבי הושעיא רבה אמר: אמר הקב"ה לאברהם אבינו: צא וכבוש את הדרך לפני בניך. את מוצא כל מה שכתוב באברהם, כתיב: בבניו.
באברהם כתיב: (בראשית יב) ויהי רעב בארץ.  בישראל כתיב: (שם מח) כי זה שנתים הרעב בקרב הארץ. באברהם כתיב: (שם יב) וירד אברם מצרימה לגור שם. ובישראל כתיב: (במדבר כ) וירדו אבותינו מצרימה. באברהם כתיב: לגור שם. ובישראל כתיב:לגור בארץ באנו.  באברהם כתיב: כי כבד הרעב בארץ כנען. בישראל כתיב:והרעב כבד בארץ. באברהם כתיב: ויהי כאשר הקריב. בישראל כתיב: ופרעה הקריב. באברהם כתיב: (בראשית יב) והרגו אותי ואותך יחיו. ובישראל כתיב: (שמות א) כל הבן הילוד היאורה תשליכוהו. באברהם כתיב: אמרי נא אחותי את למען ייטב לי בעבורך וגו'. ובישראל כתיב: וייטב אלהים למילדות. באברהם כתיב: ויהי כבוא אברם מצרימה. ובישראל כתיב: (שם) אלה שמות בני ישראל הבאים מצרימה. באברהם כתיב: (בראשית יג) ואברם כבד מאד במקנה. ובישראל כתיב: (תהלים קה) ויוציאם בכסף וזהב. באברהם כתיב: ויצו עליו פרעה. ובישראל כתיב: ותחזק מצרים על העם. באברהם כתיב: וילך למסעיו. ובישראל כתיב: אלה מסעי בני ישראל.
On voit que tout ce qui est écrit à propos d’Avraham est aussi écrit au sujet de sa descendance. Par exemple, quand Avraham descend en Egypte, il est dit: "il y avait une famine dans le pays", et plus tard, lorsque les Juifs descendent en Égypte, il est dit: "car cela fait deux ans qu'il y a la famine dans le pays ". De même, avec Avraham il est dit que la famine était "Kaved" [lourde] dans le pays, et plus tard, avec les Juifs, il dit aussi que la famine a été "Kaved" dans le pays. Avraham dit qu'il venait pour séjourner en Égypte, de même les Juifs dirent plus tard à Pharaon, "nous sommes venus pour séjourner dans le pays ...". ... Avec Avraham, il est écrit; "Ils me tueront, et toi [Saraï] seras en vie", et plus tard, à l'égard des Israélites, il est dit: "tout garçon qui naîtra, vous le jetterez dans le Nil". Avec Avraham, il est dit: "dis que tu es ma sœur afin qu'on me fasse du bien", et avec les Juifs en Egypte, il dit: "D.ieu a fait du bien aux sages-femmes [qui ont préservé la vie des bébés garçons...] . Lorsque Avraham a quitté l'Egypte, il dit: "Avraham était lourd avec des animaux et des biens", et avec les Juifs, quand ils quittèrent l'Egypte, il dit: "D.ieu les a fait sortir d'Égypte avec or et d'argent"...
Ce Midrash montre que les actions d’Avraham se sont répétés plus tard dans l’histoire, un peu comme si l’histoire d’Avraham était un microcosme de l’esclavage du peuple d’Israël en Egypte. Je crois que cela influencera la réponse à notre question au sujet de la signification morale de ce voyage d’Avraham en Egypte. Il semble que, à un certain niveau, cette descente en Egypte n’a pas été la meilleure expérience qui soit pour Avraham…
Un autre élément qui, je pense, va dans la même direction que ce Midrash est le suivant. Vous verrez que, tout au long de l'histoire d'Avraham, à certains points importants de l'histoire, D.ieu répète à Avraham sa promesse de la terre et des enfants. La première fois, c’était lors du "Lekh Lekha", et cette promesse était alors associée à de bonnes actions d’Avraham – il s’agit de la construction de ces autels, non pas à son nom comme les constructeurs de la tour, mais au nom de D.ieu. Et vous verrez que ce thème de double promesse de D.ieu, promesse de la terre et promesse des enfants revient de nombreuses fois. Ma théorie est que, ce n’est pas répétitif; mais plutôt que ce sont des intensifications. Chaque promesse est une promesse plus intense. Cependant, il faut noter que la descente en Egypte d’Avraham n’était pas accompagnée d’une quelconque promesse de D.ieu. Cette absence de promesse de D.ieu est tout à fait remarquable et, peut-être, confirme la position du Ramban.

Des indices

Prenons un peu de recul et demandons-nous : Comment interpréter tout cela ? Comment comprendre  le sens de cette histoire d’Avraham en Egypte et ce qui l’entoure ? Pour ce faire, j’aimerais vous donner quelques indices qui nous aiderons à obtenir cette vision gloable de l’histoire.

Mettre de côté une (double ?) promesse

Le premier indice n’est pas réellement un indice, mais plutôt une question. Revenons à ces fameuses doubles promesses faites à Avraham. On peut les compter, il y en a quatre tout au long de l’histoire d’Avraham, dont une qui précède ce récit d’Avraham qui descend en Egypte. J’aimerais justement que l’on regarde ce récit dans le contexte de cette double promesse. Avraham quitte la terre promise pour aller en Egypte. Il la quitte temporairement, et c’est semble-t-il ce que Ramban lui reproche.
Alors, que vous soyez d’accord ou pas avec la critique que fait Ramban à Avraham pour avoir quitté la terre de Canaan, que vous pensiez ou pas que ce soit un échec pour Avraham d’avoir quitté le pays, toujours est-il que la terre et les enfants sont liés par les promesses. Dès lors, est-il possible, peut-être, qu’en quittant – même temporairement – sa quête de terre promise pour aller en Egypte, Avraham quittait aussi – au moins temporairement – la promesse des enfants qu’il venait de recevoir ? Le récit semble corroborer cette hypothèse car Sarah ne pourra pas avoir d’enfant en Egypte puisqu’elle sera enlevée chez Pharaon. Avraham est à deux doigts de perdre sa femme. Donc, non seulement il sort temporairement de sa possession de la terre qu’on lui a promise, mais il sort aussi temporairement de la possession de sa femme à travers laquelle la promesse d’enfants pourrait se réaliser. Terre et enfants, main dans la main… Je voudrais qu’on observe cela d’un peu plus près.

Une relation du type frère/sœur

Le deuxième indice commence aussi par une question, une interrogation à laquelle j’aimerais que vous vous confrontiez. Prenons l’histoire de la descente d’Avraham en Egypte et mettons-là dans son contexte. Elle est entourée d’autres histoires. Quel rapport y-a-t-il entre l’histoire d’Avraham en Egypte et les histoires qui l’entourent ? Je vous invite à vous arrêter de lire cet article pendant quelques instants, prenez un ’houmach et demandez-vous si vous trouvez des indices qui connectent cette histoire – l'histoire d’Avraham en Egypte – aux différentes histoires qui l’entourent. Pour rappel, avant l’histoire d’Avraham en Egypte, il y a la première promesse des enfants et de la terre pour Avraham, suivi de ce que nous avons appelé le carnet de voyage d’Avraham. Immédiatement après l’histoire d’Avraham en Egypte, ce sont les bergers de Loth qui se sont disputés avec ceux d’Avraham et ceci a conduit à la séparation entre Avraham et Loth.
Commençons par lire l’histoire de la dispute entre les bergers d’Avraham et ceux de Loth (Béréchit 13) :
ו וְלֹא-נָשָׂא אֹתָם הָאָרֶץ, לָשֶׁבֶת יַחְדָּו:  כִּי-הָיָה רְכוּשָׁם רָב, וְלֹא יָכְלוּ לָשֶׁבֶת יַחְדָּו. 
6 Le terrain ne put se prêter à ce qu’ils demeurassent ensemble; car leurs possessions étaient considérables, et ils ne pouvaient habiter ensemble.
ז וַיְהִי-רִיב, בֵּין רֹעֵי מִקְנֵה-אַבְרָם, וּבֵין, רֹעֵי מִקְנֵה-לוֹט; וְהַכְּנַעֲנִי, וְהַפְּרִזִּי, אָז, יֹשֵׁב בָּאָרֶץ. 
7 Il s'éleva des différends entre les pasteurs des troupeaux d'Abram et les pasteurs des troupeaux de Loth ; le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays.
La fin de ce verset est étonnante. Quel est l’intérêt, alors que l’on parle d’une dispute entre bergers, de mentionner qui occupait alors le pays ? Plus étonnant encore, cette information n’est pas nouvelle. Le texte l’avait précisé à peine trente versets plus tôt lors de la première promesse de la Terre à Avraham (Béréchit 12:6) : « וְהַכְּנַעֲנִי אָז בָּאָרֶץ » - « le Cananéen occupait alors le pays ». Pourquoi alors le répéter ici, lors de la dispute ?
ח וַיֹּאמֶר אַבְרָם אֶל-לוֹט, אַל-נָא תְהִי מְרִיבָה בֵּינִי וּבֵינֶךָ, וּבֵין רֹעַי, וּבֵין רֹעֶיךָ:  כִּי-אֲנָשִׁים אַחִים, אֲנָחְנוּ. 
8 Avram dit à Loth: "Qu'il n'y ait donc point de querelles entre moi et toi, entre mes pasteurs et les tiens; car nous sommes frères.
Le problème avec ce que dit Avraham, c’est qu’ils ne sont pas frères, en vérité. Loth n’est pas le frère d’Avraham mais le fils de son frère Na’hor, son neveu. Ceci est encore plus troublant quand on se souvient que ce n’est pas la première fois qu’Avraham parle d’un de ses proches comme de son frère bien qu’il ne soit pas réellement son frère. C’était justement dans l’histoire d’Avraham en Egypte, lorsqu’Avraham a demandé à Sarah de se faire passer pour sa sœur. La ressemblance va même plus loin si l’on prend en compte l’avis de nos Sages selon lesquels Sarah n’est autre que Yisca, fille de Haran et sœur de…Loth ! Bref, dans ces deux histoires qu’on essayent de rapprocher, Avraham parle des enfants de son frère défunt comme étant ses frères.

Yiboum à l’envers

Cette ressemblance est-elle accidentelle ? Je ne le pense pas. D’ailleurs, pour lui ajouter un peu de matière, observons les mots utilisés pour décrire le début de cette dispute. La cause de la dispute, c’est que leurs troupeaux étaient devenu trop nombreux et que « וְלֹא יָכְלוּ לָשֶׁבֶת יַחְדָּו » - « ils ne pouvaient habiter ensemble ». Avraham souhaite qu’il n’y ait pas de dispute car, dit-il à Loth : « כִּי-אֲנָשִׁים אַחִים אֲנָחְנוּ » - « car nous sommes frères ». Ces expressions font penser aux lois du Yiboum dans le livre de Dévarim (25:5-10). Ces lois commencent par les mêmes mots : « כִּי-יֵשְׁבוּ אַחִים יַחְדָּו » - « Si des frères habitent ensemble » et que l’un de meurt sans avoir eu d’enfant,  alors c’est une mitsva pour le frère du défunt de se marier avec la veuve de son frère afin d’avoir des enfants et de perpétuer le nom de son frère. Ceci est fascinant. La Torah semble faire allusion aux lois du Yiboum dans cette histoire d’Avraham et Loth.
Plus-tôt, nous parlions de la tension qui existait chez Avraham dans sa relation à Loth. Nous disions qu’il pourrait être tenté par une forme inversée du Yiboum, à savoir que finalement ce serait le frère défunt Haran qui viendrait au secours de la descendance d’Avraham qui, lui, n’avait pas d’enfant. C’est vrai que c’est Haran qui est mort, mais c’est Avraham qui n’a pas d’enfant… C’est cela que l’histoire d’Avraham en Egypte nous présentait comme contexte : Y-aura-t-il un Yiboum inversé ?
Le passage de la dispute entre les bergers répond à cette question, de manière tranchante. Pour qu’il y ait un Yiboum, il faut un prérequis, c’est que (Dévarim 25) « כִּי-יֵשְׁבוּ אַחִים יַחְדָּו » - « Si des frères habitent ensemble ». S’ils ne vivent pas ensemble, il ne peut pas y avoir de Yiboum. C’est cela que la Torah nous précise d’emblée, pour nous présenter la dispute entre Avraham et Loth : « וְלֹא יָכְלוּ לָשֶׁבֶת יַחְדָּו » - « ils ne pouvaient habiter ensemble ».
Alors, quel rapport y-a-t-il entre l’histoire d’Avraham en Egypte et celle de la dispute avec Loth ? Comme on vient de voir, ces histoires sont connectées. Toutes les deux sont des histoires de frères qui n’en sont pas vraiment, mais qui sont à chaque fois des enfants de son frère défunt. Elles sont placées l’une après l’autre, ces histoires ne peuvent pas avoir été placées ainsi par hasard. Quel est leur lien thématique ? Comment sont-elles liées, fondamentalement ? De plus, n’oublions pas que nous cherchons aussi à déterminer le lien entre ces histoires et ce qui les précédait, à savoir, le "carnet de voyage" d’Avraham.

Chiasme en Egypte

Pour répondre à cette question, on va faire appel à une technique d’analyse textuelle qui m’est chère : le chiasme ou atbach. Il s’agit d’une technique consistant à écrire un texte en mettant face à face le premier élément avec le dernier, le deuxième avec l’avant dernier et ainsi de suite. C’est une manière de donner au texte la capacité de s’auto-commenter. Deux éléments mis face à face s’éclaireront mutuellement. Ensuite, l’élément central du texte écrit en atbach correspondra à  l’élément principal de la narration, peut-être même au message que le texte veut faire passer. Il est beaucoup plus simple d’en montrer des exemples que d’en parler directement…
Voyons ensemble ce chiasme. Je dois admettre que je ne l’ai pas trouvé tout seul. C’est une de mes élèves, Machlah[1], qui me l’a présenté et je l’ai trouvé très intriguant et je pense qu’il est juste. Ce chiasme renforce l’idée selon laquelle toutes ces histoires sont liées. En effet, ce chiasme couvre l’ensemble des histoires et son centre se situe dans l’histoire d’Avraham en Egypte. Voici les blocs principaux de ce chiasme.

5/ Avraham s’en va vers le Sud

On va commencer par l’extérieur et on va se diriger progressivement vers le centre du chiasme. Juste avant l’histoire d’Avraham en Egypte, Avraham se dirige vers le Sud (Béréchit 12:9) : « וַיִּסַּע אַבְרָם, הָלוֹךְ וְנָסוֹעַ הַנֶּגְבָּה » - « Avram partit ensuite, se dirigeant constamment vers le Sud ». Et, juste après l’histoire d’Avraham en Egypte, voici qu’Avraham, de nouveau, se dirige vers le Sud (Béréchit 13:1) : « הוּא וְאִשְׁתּוֹ וְכָל-אֲשֶׁר-לוֹ, וְלוֹט עִמּוֹ--הַנֶּגְבָּה » - « Lui, sa femme et toute sa suite, et Loth avec lui, s’acheminant vers le Sud ».

4/ Avraham va en Egypte

Avançons un peu vers le centre. Ce qu’on apprend ensuite au début de l’histoire, c’est qu’Avraham descendit en Egypte (Béréchit 12:10) : « וַיֵּרֶד אַבְרָם מִצְרַיְמָה » - « Avram descendit en Egypte ». Et, en remontant à partir de la fin de l’histoire, on retrouve la même idée, à l’envers. Maintenant, Avraham remonte d’Egypte (Béréchit 13:1) : « וַיַּעַל אַבְרָם מִמִּצְרַיִם » - « Avram remonta d’Egypte ».

3/ Quand ils sauront que tu es ma sœur

L’élément suivant, en se dirigeant toujours vers le centre, c’est lorsqu’Avraham craint pour sa vie si jamais les Egyptiens découvraient que Sarah était sa femme (Béréchit 12:12) : « וְהָיָה, כִּי-יִרְאוּ אֹתָךְ הַמִּצְרִים, וְאָמְרוּ, אִשְׁתּוֹ זֹאת; וְהָרְגוּ אֹתִי, וְאֹתָךְ יְחַיּוּ » - « Si les Egyptiens te voient et disent que tu es ma femme, ils me tueraient et toi, te laisseraient en vie ». De l’autre côté du chiasme, on voit ce qu’il s’est effectivement passé quand les Egyptiens ont découvert qu’ils étaient mari et femme. Pharaon fut frappé par des plaies terribles et fit appeler Avraham pour lui dire  (Béréchit 12:17-18) : « מַה-זֹּאת עָשִׂיתָ לִּי; לָמָּה לֹא-הִגַּדְתָּ לִּי, כִּי אִשְׁתְּךָ הִוא » - « Qu'as-tu fait là à mon égard? Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré qu'elle est ta femme? ».

2/ Il me sera fait du bien

Au début, Avraham avait demandé à Sarah de se faire passer pour sa sœur afin qu’il lui soit fait du bien grâce à elle : (Béréchit 12:13) : « אִמְרִי-נָא, אֲחֹתִי אָתְּ--לְמַעַן יִיטַב-לִי בַעֲבוּרֵךְ » - « Dis, je te prie, que tu es ma sœur; et il me sera fait du bien à travers toi ». En fin de compte, il a eu raison, c’est ce qu’on voit de l’autre côté du chiasme (Béréchit 12:16) : « וּלְאַבְרָם הֵיטִיב, בַּעֲבוּרָהּ » - « Quant à Avram, on lui fit bien du bien à travers elle ».

1/ Centre du chiasme : Sarah est prise

Tout ceci nous amène au centre du chiasme lorsque Sarah qui est prise chez Pharaon (Béréchit 12:17) : « וַיִּרְאוּ אֹתָהּ שָׂרֵי פַרְעֹה, וַיְהַלְלוּ אֹתָהּ אֶל-פַּרְעֹה; וַתֻּקַּח הָאִשָּׁה, בֵּית פַּרְעֹה » - « les officiers de Pharaon la virent et la vantèrent à Pharaon et cette femme fut enlevée pour le palais de Pharaon ». Notons le verbe employé par la Torah : « וַתֻּקַּח » qui est la forme passive du verbe « לקחת » - « prendre » utilisé par la Torah pour parler de mariage (cf. Dévarim 24:1). C’est une parodie de mariage, ici, quand Pharaon la prend dans sa maison. Et c’est, effectivement, le centre du chiasme.
Comment interpréter ce centre du chiasme ? En général, le centre d’un chiasme correspond à un centre de gravité autour duquel l’histoire est construite, ou bien cela peut être un tournant dans l’histoire, ou bien cela peut être les deux à la fois. Le fait que Sarah soit prise comme femme dans la maison de Pharaon est le centre du chiasme et, à ce titre, doit être un élément central de l’histoire et/ou son tournant. Qu’est-ce que cela signifie ? Comment ce qui semble être anecdotique peut-il être le tournant majeur de cette histoire ? Il me semble que cette question est liée à une autre question : Jusqu’où va se chiasme ? Comme je l’indiquais plus haut, ce chiasme s’étend au-delà de l’histoire d’Avraham en Egypte. Alors, continuons à l’explorer, cette fois, en partant vers l’extérieur.

6/ Au nom de D.ieu

Les derniers versets avant l’histoire d’Avraham en Egypte forment le "carnet de voyage" d’Avraham. Il va à un endroit qui se situe entre 'Aï et Beth-El, il y construit un autel, et il proclame le nom de D.ieu (Béréchit 12:8). Ce qui est presque incroyable, c’est qu’on retrouve tous ces éléments – 'Aï, Beth-El, l’autel, la proclamation du nom de D.ieu – exactement en miroir dans le chiasme, c’est-à-dire juste après l’histoire d’Avraham en Egypte (Béréchit 13:3-4). Ceci ne peut être une coïncidence…

7/ Qui habitait le pays

En continuant encore un peu, on retrouve une redondance du texte que nous avons relevée plus tôt. Le texte dit que (Béréchit 12:6) : « וְהַכְּנַעֲנִי אָז בָּאָרֶץ » - « le Cananéen occupait alors le pays ». Or, il se répète, de l’autre côté du chiasme (Béréchit 13:7) : « וְהַכְּנַעֲנִי, וְהַפְּרִזִּי, אָז, יֹשֵׁב בָּאָרֶץ » - « le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays ».

Qui y-a-t-il entre le 6 et le 7 ?

La structure chiastique suggère que les versets qui se trouvent de part et d’autre du chiasme entre les éléments 6 et 7 sont liés – ils doivent donc être en miroir par rapport au centre du chiasme. Voyons à quoi ressemble le chiasme dans son ensemble et ce qu’il laisse apparaitre (Béréchit 12:6 à 13:7).

6 Avram s'avança dans le pays jusqu'au territoire de Sichem, jusqu'à la plaine de Môré; le Cananéen habitait dès lors ce pays. 7 D.ieu apparut à Avram et dit :"C'est à ta postérité que je destine ce pays." Il bâtit en ce lieu un autel au D.ieu qui lui était apparu. 8 Il se transporta de là vers la montagne à l'est de Béthel et y dressa sa tente, ayant Béthel à l'occident et Aï à l'orient; il y érigea un autel au Seigneur, et il proclama le nom de D.ieu. 9 Avram partit ensuite, se dirigeant constamment vers le Sud. 10 Or, il y eut une famine dans le pays. Avram descendit en Égypte pour y séjourner, la famine étant excessive dans le pays. 11 Quand il fut sur le point d'arriver en Égypte, il dit à Saraï son épouse: "Certes, je sais que tu es une femme au gracieux visage. 12 Il arrivera que, lorsque les Égyptiens te verront, ils diront: ‘C'est sa femme’; et ils me tueront, et ils te conserveront la vie. 13 Dis, je te prie, que tu es ma soeur; et je serai heureux par toi, car j'aurai, grâce à toi, la vie sauve." 14 En effet, lorsqu’Avram fut arrivé en Égypte, les Égyptiens remarquèrent que cette femme était extrêmement belle; 15 puis les officiers de Pharaon la virent et la vantèrent à Pharaon et cette femme fut enlevée pour le palais de Pharaon. 16 Quant à Avram, il fut bien traité pour l'amour d'elle; il eut du menu et du gros bétail, des ânes, des esclaves mâles et femelles, des ânesses et des chameaux. 17 Mais D.ieu affligea de plaies terribles Pharaon et sa maison, à cause de Saraï, l'épouse d'Avram. 18 Pharaon manda Avram, et dit: "Qu'as-tu fait là à mon égard? Pourquoi ne m'as-tu pas déclaré qu'elle est ta femme? 19 "Pourquoi as-tu dit: ‘Elle est ma sœur’, de sorte que je l'ai prise pour moi comme épouse? Or maintenant, voici ta femme, reprends-la et retire-toi!" 20 Pharaon lui donna une escorte, qui le reconduisit avec sa femme et toute sa suite. 1 Avram remonta d’Egypte lui, sa femme et toute sa suite, et Loth avec lui, s’acheminant vers le Sud. 2 Or, Avram était puissamment riche en bétail, en argent et en or. 3 Il repassa par ses pérégrinations, depuis le midi, jusqu’à Béthel, jusqu’à l’endroit où avait été sa tente la première fois, entre Béthel et Aï, 4 à l’endroit où se trouvait l’autel qu’il y avait précédemment érigé. Avram y proclama le nom de D.ieu. 5 Loth aussi, qui accompagnait Avram, avait du menu bétail, du gros bétail et ses tentes. 6 Le terrain ne put se prêter à ce qu’ils demeurassent ensemble; car leurs possessions étaient considérables, et ils ne pouvaient habiter ensemble. 7 Il s'éleva des différends entre les pasteurs des troupeaux d'Avram et les pasteurs des troupeaux de Loth ; le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays.
ו וַיַּעֲבֹר אַבְרָם, בָּאָרֶץ, עַד מְקוֹם שְׁכֶם, עַד אֵלוֹן מוֹרֶה; וְהַכְּנַעֲנִי, אָז בָּאָרֶץ. ז וַיֵּרָא ה׳, אֶל-אַבְרָם, וַיֹּאמֶר, לְזַרְעֲךָ אֶתֵּן אֶת-הָאָרֶץ הַזֹּאת; וַיִּבֶן שָׁם מִזְבֵּחַ, לַה׳ הַנִּרְאֶה אֵלָיו. ח וַיַּעְתֵּק מִשָּׁם הָהָרָה, מִקֶּדֶם לְבֵית-אֵל--וַיֵּט אָהֳלֹה; בֵּית-אֵל מִיָּם, וְהָעַי מִקֶּדֶם, וַיִּבֶן-שָׁם מִזְבֵּחַ לַה׳, וַיִּקְרָא בְּשֵׁם ה׳. ט וַיִּסַּע אַבְרָם, הָלוֹךְ וְנָסוֹעַ הַנֶּגְבָּה. {פ} י וַיְהִי רָעָב, בָּאָרֶץ; וַיֵּרֶד אַבְרָם מִצְרַיְמָה לָגוּר שָׁם, כִּי-כָבֵד הָרָעָב בָּאָרֶץ. יא וַיְהִי, כַּאֲשֶׁר הִקְרִיב לָבוֹא מִצְרָיְמָה; וַיֹּאמֶר, אֶל-שָׂרַי אִשְׁתּוֹ, הִנֵּה-נָא יָדַעְתִּי, כִּי אִשָּׁה יְפַת-מַרְאֶה אָתְּ. יב וְהָיָה, כִּי-יִרְאוּ אֹתָךְ הַמִּצְרִים, וְאָמְרוּ, אִשְׁתּוֹ זֹאת; וְהָרְגוּ אֹתִי, וְאֹתָךְ יְחַיּוּ. יג אִמְרִי-נָא, אֲחֹתִי אָתְּ--לְמַעַן יִיטַב-לִי בַעֲבוּרֵךְ, וְחָיְתָה נַפְשִׁי בִּגְלָלֵךְ. יד וַיְהִי, כְּבוֹא אַבְרָם מִצְרָיְמָה; וַיִּרְאוּ הַמִּצְרִים אֶת-הָאִשָּׁה, כִּי-יָפָה הִוא מְאֹד. טו וַיִּרְאוּ אֹתָהּ שָׂרֵי פַרְעֹה, וַיְהַלְלוּ אֹתָהּ אֶל-פַּרְעֹה; וַתֻּקַּח הָאִשָּׁה, בֵּית פַּרְעֹה. טז וּלְאַבְרָם הֵיטִיב, בַּעֲבוּרָהּ; וַיְהִי-לוֹ צֹאן-וּבָקָר, וַחֲמֹרִים, וַעֲבָדִים וּשְׁפָחֹת, וַאֲתֹנֹת וּגְמַלִּים. יז וַיְנַגַּע ה׳ אֶת-פַּרְעֹה נְגָעִים גְּדֹלִים, וְאֶת-בֵּיתוֹ, עַל-דְּבַר שָׂרַי, אֵשֶׁת אַבְרָם. יח וַיִּקְרָא פַרְעֹה, לְאַבְרָם, וַיֹּאמֶר, מַה-זֹּאת עָשִׂיתָ לִּי; לָמָּה לֹא-הִגַּדְתָּ לִּי, כִּי אִשְׁתְּךָ הִוא. יט לָמָה אָמַרְתָּ אֲחֹתִי הִוא, וָאֶקַּח אֹתָהּ לִי לְאִשָּׁה; וְעַתָּה, הִנֵּה אִשְׁתְּךָ קַח וָלֵךְ. כ וַיְצַו עָלָיו פַּרְעֹה, אֲנָשִׁים; וַיְשַׁלְּחוּ אֹתוֹ וְאֶת-אִשְׁתּוֹ, וְאֶת-כָּל-אֲשֶׁר-לוֹ. א וַיַּעַל אַבְרָם מִמִּצְרַיִם הוּא וְאִשְׁתּוֹ וְכָל-אֲשֶׁר-לוֹ, וְלוֹט עִמּוֹ--הַנֶּגְבָּה. ב וְאַבְרָם, כָּבֵד מְאֹד, בַּמִּקְנֶה, בַּכֶּסֶף וּבַזָּהָב. ג וַיֵּלֶךְ, לְמַסָּעָיו, מִנֶּגֶב, וְעַד-בֵּית-אֵל--עַד-הַמָּקוֹם, אֲשֶׁר-הָיָה שָׁם אָהֳלֹה בַּתְּחִלָּה, בֵּין בֵּית-אֵל, וּבֵין הָעָי. ד אֶל-מְקוֹם, הַמִּזְבֵּחַ, אֲשֶׁר-עָשָׂה שָׁם, בָּרִאשֹׁנָה; וַיִּקְרָא שָׁם אַבְרָם, בְּשֵׁם ה׳. ה וְגַם-לְלוֹט--הַהֹלֵךְ, אֶת-אַבְרָם: הָיָה צֹאן-וּבָקָר, וְאֹהָלִים. ו וְלֹא-נָשָׂא אֹתָם הָאָרֶץ, לָשֶׁבֶת יַחְדָּו: כִּי-הָיָה רְכוּשָׁם רָב, וְלֹא יָכְלוּ לָשֶׁבֶת יַחְדָּו. ז וַיְהִי-רִיב, בֵּין רֹעֵי מִקְנֵה-אַבְרָם, וּבֵין, רֹעֵי מִקְנֵה-לוֹט; וְהַכְּנַעֲנִי, וְהַפְּרִזִּי, אָז, יֹשֵׁב בָּאָרֶץ.

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D’un côté du chiasme, avant l’histoire d’Avraham en Egypte, D.ieu promet à Avraham que la terre sera destinée à sa postérité. De l’autre côté du chiasme, plus tard, après qu’Avraham a quitté l’Egypte, c’est le contexte de la dispute qui est décrit : l’histoire de frères qui ne peuvent pas habiter ensemble, et qui conduit à une dispute au sujet de la terre – en contraste avec la promesse qu’a reçue Avraham au sujet de cette terre. Quel lien y-a-t-il entre ces deux éléments ? En quoi sont-ils connectés ? Et comment percevoir leur lien en miroir par rapport au centre du chiasme ?

Une théorie

Tous ces indices ou questions que nous venons de voir m’amènent à une compréhension globale de ces récits.

Sarah prise chez Pharaon : Le tournant

Le centre du chiasme – Sarah qui est prise chez Pharaon dans le but d’être son épouse – est un tournant dans ces histoires. Pas seulement de celle d’Avraham et Sarah en Egypte, mais aussi de celle de la dispute avec Loth et de celle des voyages d’Avraham. Comment le voir ? Comment le comprendre ? En quoi ce qui paraît être un détail serait-il la clé de compréhension de ce qui se trame dans ces histoires d’Avraham.
Pour ce faire, il nous faut revenir à une remarque que j’ai fait plus haut, au sujet de la relation frère/sœur qu’Avraham a, non seulement avec Sarah, mais aussi avec Loth. Il y a une ambiguïté dans la relation d’Avraham a Loth, il y a une ambigüité du même type dans la relation d’Avraham à Sarah. Je vais maintenant préciser ma pensée.
Nous avons déjà esquissé cette ambiguïté dans la relation qu’a Avraham avec Loth. Loth a une double relation avec Avraham. Il a une relation du type frère avec Abraham , mais il a aussi une relation de type fils avec Avraham. D’un côté, il est le fils de son frère Haran, il représente la famille de son frère et, à ce titre, se situe dans le camp de son frère. Mais, comme on l’a vu, il a aussi une relation de type fils. Car Sarah n’a pas encore eu d’enfant, et Avraham est vieux. Pourtant, ce dernier a bien reçu une promesse qu’il aurait une grande descendance. Alors peut-être que ce serait Loth qui prendra sa suite, peut-être qu’il y aurait une sorte de Yiboum inversé ou c’est le frère défunt qui offrirait sa progéniture au frère vivant, incapable d’avoir des enfants ?
Mais laquelle de ces types de relation est-elle dominante chez Avraham ? Traite-t-il Loth comme la continuation de son frère Haran ? Certes, il s’occupe de lui comme de son fils car il est orphelin, mais il reste bien séparé de lui, dans le domaine de son frère ? Ou bien, le considère-t-il principalement comme son propre fils, celui qui prendra sa suite et qui lui a été promis par D.ieu ?
Il me semble qu’il y a une ambiguïté tout à fait similaire dans la relation qu’Avraham entretient avec Sarah, Sarah étant, bien sûr, la sœur de Loth. Mais qui est-elle, vraiment, pour Avraham ? D’un côté, certes, elle est sa femme, elle est, pour ainsi dire, dans son domaine, elle fait partie de sa famille. Mais d’un autre côté, elle est aussi sa sœur. Pas une sœur au sens propre, mais elle est comme sa sœur via Haran, le frère d’Avraham. En fait, elle est autant sa sœur que Loth est son frère….à une nuance près, c’est que je crois que leurs relations sont inversées. Laissez-moi développer ce dernier point.
Au début, c’est-à-dire, la partie de l’histoire qui se trouve dans la première partie du chiasme – avant l'Egypte et aboutissant en Egypte – met en avant la possibilité qu’Avraham puisse tombé dans le piège. Il a eu des débuts très prometteurs, il a su se dévouer et sacrifier son propre héritage pour s’occuper de celui de son frère défunt Haran. Il a su s’engager, c’est lui qui a pris l’initiative de se marier avec la fille de son frère. Dieu promet à Avraham qu’il aura des enfants. Et la question qui taraude Avraham est: d’où viendront ces enfants ? À ce moment, le défi auquel fait face à Avraham est très fort : Va-t-il devenir narcissique au sujet de son propre héritage ? Dieu lui a promis des enfants, une grande nation. Avraham voit qu’il n’aura pas d’enfant avec Sarah. Il est vieux et elle est stérile. Peut-être que cette descendance viendra à travers Loth ? Bref, Avraham a la tentation de s’approprier Loth. Et s’il tombe dans le piège, il sera responsable de deux erreurs fatales. D’une part, il compromettrait l’indépendance de Loth. Loth n’est plus simplement son frère, mais il est aussi son fils. D’autre part, il commettrait une erreur vis-à-vis de Sarah. Car, il abandonnerait la possibilité d’avoir des enfants avec elle.
N’est-ce pas remarquable qu’en allant en Egypte, Avraham perdait d’un coup – temporairement – ses deux promesses. Il partait de la terre qu’on lui avait promise et sa femme, de laquelle il aurait une descendance, lui était enlevée par Pharaon. En disant "elle est ma sœur", il mettait en avant ce côté de sa relation à Sarah, et mettait en retrait le côté mari-femme de leur relation. Avraham est en train de tomber dans le piège et on arrive au centre du chiasme. Sarah lui est prise par Pharaon. Dieu intervient et réaffirme que Sarah est la femme d’Avraham et envoie des plaies à Pharaon.
De l’autre côté du chiasme, Sarah redevient pleinement la femme d’Avraham. Et c’est là qu’éclate la dispute entre les bergers d’Avraham et Loth. Lors de ce conflit, Avraham s’adresse à Loth en lui disant "nous sommes des frères". Autrement dit : "C’est fini, je ne veux plus te voir comme étant mon fils, tu dois rester le fils de mon frère".

La promesse et la dispute en contraste l’une de l’autre

Souvenez-vous le chiasme mettait en miroir deux éléments pour lesquels nous ne voyions pas de lien immédiat : la promesse de terre et d’enfants pour Avraham d’un côté, et le contexte de la dispute des bergers de l’autre. Maintenant, nous pouvons esquisser une réponse. Il me semble que ce contraste renforce l’idée que je viens de proposer. Avraham a reçu une promesse, celle qu’il aurait une terre et que cette terre serait destinée à sa descendance. Mais qui est cette descendance ? Avraham pourrait être tenté de penser que Loth pourrait être celui qui prendrait sa suite. Alors, cette dispute marque un coup d’arrêt à cette perspective car ces frères ne peuvent pas cohabiter, ils doivent se séparer. Il est maintenant clair à Avraham que sa descendance ne viendra pas par Loth.
Il y a un commentaire fascinant que le Midrash fait au sujet de cette dispute. Si le verset qui parle de la dispute précise que "le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays", c’est forcément que cet élément est primordial pour comprendre l’objet de la dispute. Ce Midrash est cité par Rachi (sur Chémot 13:7) :
לפי שהיו רועים של לוט רשעים ומרעים בהמתם בשדות אחרים, ורועי אברם מוכיחים אותם על הגזל, והם אומרים נתנה הארץ לאברם, ולו אין יורש, ולוט יורשו, ואין זה גזל, והכתוב אומר והכנעני והפרזי אז יושב בארץ ולא זכה בה אברם עדיין:
Parce que les bergers de Loth, des hommes impies, faisaient paître leurs bêtes dans les champs d’autrui, tandis que les bergers d’Avram leur reprochaient de commettre des vols. Les bergers de Loth objectaient : "Le pays a été donné à Avram, qui n’a pas d’héritier. Comme c’est Loth qui héritera de lui, ce n’est donc pas du vol !" D’où la précision contenue dans le verset : "le Cananéen et le Phérezéen occupaient alors le pays", et donc Avram n’y avait pas encore droit (Béréchit Rabba 41:5).
Quelle a été l’erreur des bergers de Loth ? Elle a été double. En se trompant sur la descendance d’Avraham, ils se sont trompés à propos de la terre aussi. Qui a dit que Loth était l'héritier d'Avraham ? C’était justement l’erreur à ne pas faire. Loth, peut-être, l’a faite ; en tout cas, ses bergers l’ont faite. Faire la conclusion hâtive que c’est Loth qui deviendra une grande nation. Ils arrivent à cette fausse conclusion, parce que "le Cananéen et les Phérezéen occupaient alors le pays". Et ils se sont trompés au sujet de la terre, car leur terre a été promis à Avraham, mais a-t-elle été promise pour tout de suite ? Elle a été promise pour plus tard. Pour l’instant, elle est à eux[2]

Le Yiboum inversé s’arrête net

C’est cette erreur qui a mis la puce à l’oreille d’Avraham : "Non, notre relation ne doit pas être de ce type, Loth. Tu dois rester ce que tu es, à savoir mon frère, mais tu ne seras pas mon fils." A cet instant, Avraham prend une décision fatidique pour lui. Car lui aussi a peut-être pensé, comme Loth, que ce dernier pourrait aussi être son héritier. Mais Loth est coupable de vol, car la terre ne lui appartient pas encore ; il ne peut pas être son héritier. Avraham a le courage de se séparer de Loth, alors qu’il ne sait ce qu’il adviendra de sa descendance. Avraham ne sait pas comment il aura des enfants, Sarah est stérile et lui-même a déjà soixante-quinze and. Pourtant, il décide de stopper la possibilité de Yiboum à l’envers.
Au passage, le texte précise, immédiatement après la séparation, que Loth a choisi pour destination la ville de Sedom, peuplée de gens mauvais. Mais pourquoi cette description dès à présent ? La destruction de Sedom viendra bien plus tard ! En réalité, cette précision vient confirmer que la perte de Loth est bien définitive. Le voilà engloutie parmi des méchants, il ne sera jamais l’héritier d’Avraham. Avraham est dubitatif : d’où et comment viendra cette promesse d’enfants qu’il a reçu de D.ieu ? C’est là que D.ieu intervient et s’adresse à Avraham (Béréchit 13:14-17) :
וַה׳ אָמַר אֶל-אַבְרָם, אַחֲרֵי הִפָּרֶד-לוֹט מֵעִמּוֹ, שָׂא נָא עֵינֶיךָ וּרְאֵה, מִן-הַמָּקוֹם אֲשֶׁר-אַתָּה שָׁם--צָפֹנָה וָנֶגְבָּה, וָקֵדְמָה וָיָמָּה. 
14 L'Éternel dit à Avram, après que Loth se fut séparé de lui: "Lève les yeux et du point où tu es placé, promène tes regards au nord, au midi, à l’orient et à l’occident:
טו כִּי אֶת-כָּל-הָאָרֶץ אֲשֶׁר-אַתָּה רֹאֶה, לְךָ אֶתְּנֶנָּה, וּלְזַרְעֲךָ, עַד-עוֹלָם. 
15 Eh bien! tout le pays que tu aperçois, je le donne à toi et à ta descendance, à jamais.
טז וְשַׂמְתִּי אֶת-זַרְעֲךָ, כַּעֲפַר הָאָרֶץ:  אֲשֶׁר אִם-יוּכַל אִישׁ, לִמְנוֹת אֶת-עֲפַר הָאָרֶץ--גַּם-זַרְעֲךָ, יִמָּנֶה. 
16 Je rendrai ta descendance semblable à la poussière de la terre; à tel point que, si l'on peut compter la poussière de la terre, ta descendance aussi pourra être comptée.
יז קוּם הִתְהַלֵּךְ בָּאָרֶץ, לְאָרְכָּהּ וּלְרָחְבָּהּ:  כִּי לְךָ, אֶתְּנֶנָּה. 
17 Lève-toi! Parcours cette contrée en long et en large! Car c'est à toi que je la destine."

Notez bien le lien que le verset fait entre l’apparition de D.ieu à Avraham et la séparation de Loth et Avraham. C’est-à-dire qu’il y a quelque chose dans cette séparation qui pousse D.ieu à apparaître à Avraham. Maintenant qu’Avraham a mis une croix sur la possibilité que Loth puisse être celui qui prendrait sa succession, D.ieu le rassure : Avraham aura une descendance innombrable, cette descendance héritera cette terre dans ces quatre directions, pour une durée infinie.

Conclusion

Voilà la grandeur d’Avraham dans cet épisode de son histoire. D.ieu lui avait fait une promesse alléchante : "Tu auras la terre, tu auras des enfants" et Avraham se dit : "D.ieu est un grand garçon, il saura comment réaliser cette promesse… En attendant, je vois bien que je suis vieux, j’ai soixante-quinze ans et je n’ai toujours pas d’enfant. Ma femme est stérile, je ne vois pas bien comment je pourrai avoir des enfants avec elle. Alors, je laisse à D.ieu le soin de trouver le moyen de réaliser cette promesse". D.ieu est impressionné par cette réaction d’Avraham. Ce dernier ne cherche pas à réaliser cette promesse par tous les moyens. Non, il laisse D.ieu faire et trouver l’issue à cette situation. Il ne devient pas obséder par son pouvoir créateur. De même en est-il pour la promesse de la terre. Il voit bien que le Cananéen et Phérezéen occupent le pays qu’on lui a promis. Pourtant il ne cherche pas à les en déloger, il accepte que le temps n’est pas encore venu pour réaliser cette promesse. Et c’est pour cela que D.ieu lui apparaît de nouveau pour renforcer ses promesses.
Cette capacité de lâcher-prise, de ne pas devenir narcissiquement obséder par son propre héritage, c’est, me semble-t-il, une nouvelle brique dans l’édifice d’Avraham.


Traduit librement par Naty à partir d’une série de conférences données par Rav Fohrman en 2007. Le titre original de la série est : «  Abraham’s Journey I ».







[1] N.d.T – Prononcer Ma’hla.
[2] N.d.T – Il me semble que ce Midrash s’inscrit parfaitement dans notre analyse du chiasme. La dispute des bergers est en lien direct avec la promesse que Dieu donnera la terra à la descendance d’Avraham…

2 commentaires:

  1. Hazak Naty, je l'attendais depuis longtemps... Les vidéos c'est bien mais ca ne reste pas aussi bien à l'esprit.
    PS: les PDF de la série ne sortent pas très bien à l'impression.

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  2. Bonsoir,
    Hazak pour ces cours toujours aussi passionnants. Je voulais savoir si le rav fohrman a pour projet de se rendre à Paris durant les prochains mois...si oui, où pourrions-nous écouter un de ses cours ?!
    Merci beaucoup et Chavoua tov !

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