lundi 26 mai 2014

Parasha Bamidbar - La Descendance de Moché

Dans la Torah, certaines sections ont l’air bien plus ennuyeux que les autres, il s’agit de celles qui traitent des généalogies. On peut légitimement se demander quel intérêt elles ont pour nous, aujourd’hui. Il est, de plus, notable qu’elles souffrent régulièrement d’incohérence : on ne sait plus si untel est l’oncle ou le père etc.

Les générations d’Aharon et de Moché

Un bon exemple de ce genre de section se trouve dans notre parasha (Bamidbar 3:1-4) :



א וְאֵלֶּה תּוֹלְדֹת אַהֲרֹן וּמֹשֶׁה:  בְּיוֹם דִּבֶּר ה׳ אֶת-מֹשֶׁה--בְּהַר סִינָי. 
1 Voici les générations d'Aharon et de Moché, le jour où D.ieu parla avec Moché sur le mont Sinaï.

1. Ce premier verset soulève déjà une question : Quel est le sens de « בְּיוֹם דִּבֶּר ה׳ אֶת-מֹשֶׁה--בְּהַר סִינָי » - « le jour où D.ieu parla à Moché sur le mont Sinaï » ? Cela signifierait-il que les enfants que l’on va énumérer sont tous nés à l’époque où Moché était sur le mont Sinaï ? Et même si c’était le cas, avions-nous besoin de connaître ce détail ? Pourquoi ne pas avoir dit simplement : « Voici les générations d’Aharon et Moché » puis avoir citer les noms des enfants ?

ב וְאֵלֶּה שְׁמוֹת בְּנֵי אַהֲרֹן, הַבְּכֹר נָדָב, וַאֲבִיהוּא, אֶלְעָזָר וְאִיתָמָר. 
2 Voici les noms des fils d'Aharon: l'aîné, Nadav; puis Avihou, El’azar et Itamar.
ג אֵלֶּה שְׁמוֹת בְּנֵי אַהֲרֹן, הַכֹּהֲנִים  הַמְּשֻׁחִים--אֲשֶׁר-מִלֵּא יָדָם לְכַהֵן. 
3 Ce sont là les noms des fils d'Aharon, oints en qualité de pontifes, auxquels on conféra le sacerdoce.

2. Ces deux versets sont redondants. Pourquoi avoir répété l’expression « אֵלֶּה שְׁמוֹת בְּנֵי אַהֲרֹן » - « voici les noms des enfants d’Aharon » ? Pourquoi cette emphase ? N’avions-nous pas déjà compris que nous parlions des enfants d’Aharon ?

ד וַיָּמָת נָדָב וַאֲבִיהוּא לִפְנֵי ה׳ בְּהַקְרִבָם אֵשׁ זָרָה לִפְנֵי ה׳, בְּמִדְבַּר סִינַי, וּבָנִים, לֹא-הָיוּ לָהֶם; וַיְכַהֵן אֶלְעָזָר וְאִיתָמָר, עַל-פְּנֵי אַהֲרֹן אֲבִיהֶם.  {פ}
4 Or, Nadav et Avihou moururent devant D.ieu, pour avoir apporté un feu profane devant D.ieu, dans le désert de Sinaï; ils n'avaient point eu d'enfants. Mais El’azar et Itamar fonctionnèrent du vivant d'Aharon, leur père.

3. Ce dernier verset est également étrange. En effet, si l’on cite les enfants d’Aharon, pourquoi nous parler ici de ce qu’il leur est arrivé, des circonstances de leur mort ? Est-ce l’endroit idéal pour cela ? Nous connaissions déjà très bien cette histoire car elle est racontée dans le livre de Vayikra[1] ?! On nous y apprend que le jour même de l’inauguration du mishkan – tabernacle dans le désert, deux fils d’Aharon – Nadav et Avihou – apportèrent un feu étranger dans l’endroit le plus saint du mishkan – là où se trouvent les tables de la loi – et moururent sur place par un feu venu du Ciel.
De même, pourquoi préciser l’endroit où ils sont morts, à savoir « le désert de Sinaï » ?

Nous avons déjà relevé plusieurs questions sur ces quelques versets. Mais probablement que le plus gros problème vient du début de cette section. Relisons-le une fois :

א וְאֵלֶּה תּוֹלְדֹת אַהֲרֹן וּמֹשֶׁה:  בְּיוֹם דִּבֶּר ה׳ אֶת-מֹשֶׁה--בְּהַר סִינָי. 
1 Voici les générations d'Aharon et de Moché, à l'époque où D.ieu parlait à Moché sur le mont Sinaï.

4. Le verset commence par « voici les générations d’Aharon et de Moché ». Nous étions donc censés voir les enfants de Moché cités dans la suite de ce passage, au même titre que ceux d’Aharon, mais ils ne le sont pas. Quel est le sens de ce verset ? Pourquoi ne cite-t-il pas les enfants de Moché alors qu’il annonce qu’on va parler de la descendance de celui-ci ?

Il semblerait que Rachi soit dérangé, justement, par cette dernière question. Pour y répondre, il cite une guemara:

ואלה תולדת אהרן ומשה -
ואינו מזכיר אלא בני אהרן. ונקראו תולדות משה, לפי שלמדן תורה.
מלמד שכל המלמד את בן חברו תורה, מעלה עליו הכתוב כאלו ילדו:
Et ceux-ci sont les engendrements d’Aharon et de Moché Mais seuls sont mentionnés ensuite les fils d’Aharon, appelés « engendrements de Moché ». C’est parce qu’il leur a enseigné la Torah, ce qui nous apprend que quiconque enseigne la Torah au fils de quelqu’un, l’écriture le considère comme s’il l’avait engendré (Sanhédrin 19b).

Cette réponse est étonnante à plusieurs égards. Permettez-moi de poser deux questions à son sujet :
a.       Nadav et Avihou étaient-ils les seuls élèves de Moché ? Bien sûr que non ! Moché a enseigné la Torah à plusieurs millions de personnes dans le désert ! Pourquoi cet enseignement n’aurait-il été dit que pour Nadav et Avihou ?
b.      Il est vrai que cet enseignement est joli. Mais pourquoi nous l’avoir appris ici, avec Moché, Aharon et ses enfants ? Quel rapport entre cet enseignement et le fait que deux d’entre eux soient morts ?

En fait, je pense que les Sages de la guemara étaient dérangés par toutes ces questions que nous avons soulevées. Et c’est précisément ce qui les a amenés à la conclusion citée par Rachi.

Ma théorie

Revenons à notre première question. Nous nous étions demandé quel était le sens du verset : « voici les générations … le jour où D.ieu parla avec Moché sur le mont Sinaï  ». Evidemment qu’ils ne sont pas tous nés ce jour là ?!
Eh bien, peut-être que si. D’une certaine manière, ils sont nés le jour de la révélation du Sinaï. Je crois que c’est cela que le midrash nous dit : « Les enfants d’Aharon sont devenus aussi les enfants de Moché le jour de la révélation[2] au mont Sinaï ». A ce moment là, Moché a atteint un niveau spirituel très élevé : il converse avec D.ieu puis rapporte les enseignements à tout le peuple, c’est-à-dire à des millions d’élèves. Parmi eux, les enfants d’Aharon ne se sont pas contentés de rester des élèves de Moché. Ils ont eu une telle compréhension de la Torah et du divin que Moché leur transmettait qu’ils sont devenus plus que de simples élèves, ils sont devenus ses enfants.

Voilà peut-être ce que le midrash nous dit. Ce jour-là, ils se sont tellement identifiés avec leur maitre Moché, ils ont voulu donner toutes leur force pour pouvoir lui ressembler et devenir, eux aussi, des Moché… C’est pour cela qu’ils feront tout ce qu’ils peuvent pour pouvoir copier leur maitre, pour pouvoir re-créer cette expérience du Sinaï…

Si vous faites attention aux mots employés par les versets qui parlent de la mort de Nadav et Avihou ; ce sont des copies de ceux employés lors de la révélation du Sinaï ! Lors de celle-ci, il y avait la présence divine dans une nuée et du feu, un être humain allait à la rencontre du divin et il y avait les tables de la loi. Tout cela allait se répéter, sauf que cela ne serait plus au sommet du mont Sinaï, mais dans le désert du Sinaï. Et là aussi, la présence divine se matérialisait par une nuée au dessus de l’arche sainte dans laquelle il y avait… les tables de la loi ! C’est l’expérience du Sinaï qui se répète dans le mishkan

A la seconde où le mishkan est prêt, Nadav et Avihou s’empressent. Ils veulent faire comme leur mentor, ils veulent eux-aussi vivre cette expérience du divin. Ils n’avaient pas reçu d’ordre de le faire, mais ils ont voulu le faire d’eux-mêmes, ils ont été emportés par leurs sentiments. D’ailleurs la Torah répète plusieurs fois leurs noms : Nadav et Avihou. Ces noms signifient respectivement « Volontaire, bénévole » et « mon père, c’est lui ». Ils ont voulu continuer la mission de leur mentor, celui qui avait su si bien exprimer leur idéal, celui qui était devenu comme leur père.

Ils ont voulu faire comme Moché mais n’ont pas survécus. Car il n’est pas donné à tout être humain de rencontrer le divin et de rester en vie. Moché pouvait le faire. Nadav et Avihou n’y sont pas parvenus. C’est pour cela que D.ieu va donner des lois afin de limiter ces expositions. Il y a des règles pour rencontrer le divin dans le Saint des Saints. Ce ne sera que le Grand Prêtre et qu’à Yom Kippour etc.
En fin de compte, Moché est Moché et ses élèves sont ses élèves. Lui peut vivre une telle expérience, eux non.

Le maitre et l’élève

Ce midrash nous donne une leçon fondamentale sur la relation maitre-élève.

Certains maitres sont tellement extraordinaires et suscitent une telle admiration de notre part que c’est comme si nous étions nés de nouveau avec eux. Tout celui qui a rencontré un tel maitre sait de quoi je parle. Ils respirent tellement la vérité, les valeurs de la Torah ou la proximité avec Hachem qu’il y a, chez nous les élèves, une volonté de leur ressembler, une volonté devenir ce qu’ils sont devenus.

Ceci est une bonne chose dans le sens où avoir un exemple plus grand que soi donne une émulation, une volonté de grandir. Mais cela devient dangereux lorsque nous, les élèves, oublions qui nous sommes pour nous identifier à notre maitre ; alors nous perdons notre personnalité…

Alors, c’est vrai qu’aujourd’hui, nous n’avons plus de maitre comme Moché qui parlait avec D.ieu ; donc nous n’avons plus ce risque qu’on prit Nadav et Avihou de mourir. Mais nous avons, oui, toujours, ce risque de sur-identification au maitre qui nous ferait perdre notre spécificité, notre particularité, notre identité…

Pour la petite histoire, j’avais un professeur extraordinaire lorsque j’étais à la Yéshiva Ner Israël de Baltimore. Je lui avais demandé s’il accepterait d’avoir avec moi et 4-5 amis une ’haboura - sorte de session d’étude et de réflexion – une fois par semaine. Il accepta et nous nous retrouvions tous les jeudi soir de 23h à 00h30. Ces études étaient magiques, elles m’ont permis de découvrir un monde entier de pensée juive et d’étude la Torah qui m’étaient alors inconnu. Elles m’ont ouvert les yeux. Je chérissais ces soirées. Mais un soir, il nous dit qu’il avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour nous développer, pour que nos forces soient encouragées et que nos individualités épanouies. Il nous dit aussi qu’il arrêtait ces sessions, qu’il avait donné ce qu’il pouvait mais qu’il était maintenant temps que chacun d’entre nous se trace son propre chemin…
J’étais complètement dévasté par cette nouvelle. Mais maintenant, j’ai compris que ce qu’il avait fait ce soir là était peut-être son plus grand acte d’enseignement envers nous. Il nous laissait « libre » de partir, de faire nos vies selon nos individualités. Il ne voulait pas nous laisser la solution facile de lui ressembler et de tous devenir ses semblables.

Alors oui, le pouvoir de la Torah est grand ; oui,  le pouvoir des grands maitres est immense. Mais en temps qu’étudiants, vous ne devez jamais oublier qui vous êtes…

A la prochaine !


Traduit librement par Naty à partir d’une animation disponible sur alephbeta.org :






[1] N.d.T – voir Vayikra 10:1-3 et 16:1
[2] D’ailleurs, ne faites pas l’erreur de traduire « בְּיוֹם דִּבֶּר ה׳ אֶת-מֹשֶׁה » par « le jour où D.ieu parla à Moché ». Non, le terme « אֶת » signifie « avec ».
[3]  N.d.T – Rav Fohrman explique par ailleurs que la raison pour laquelle l’expression « voici les noms des enfants d’Aharon » a été dupliquée est que le texte veut nous mettre la puce à l’oreille : « tu veux comprendre pourquoi ils sont appelés "fils de Moché", alors il faut aussi que tu comprennes leurs noms et leurs significations… »

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