vendredi 10 mai 2013

De peur d’en arriver au scandale (3/3) - Meguilat Ruth

La genèse de la royauté juive depuis Loth et ses filles jusqu’au livre de Ruth en passant par Yéhouda et Tamar

Nous avons déjà vu que les histoires de Loth et ses filles, d’une part, et de Yéhouda et Tamar, d’autre part, constituent des digressions dans la deuxième partie du livre de Béréchit. Nous avons vu également que ces histoires se ressemblent à de nombreux égards[1]. Cependant, le lien qui existe entre ces deux histoires n’est pas visible à ce stade-là. Il faut attendre le livre de Ruth pour cela. Dans le livre de Ruth, ces deux histoires se rejoignent. Nous y voyons en effet le mariage de Ruth, descendante de la première histoire, avec Bo’az, descendant de la deuxième histoire. Et c’est l’union de ces deux personnes qui constitue tout l’objet du livre de Ruth. Ces deux histoires ne sont donc pas seulement deux digressions hasardeuses qui sont des moitiés d’histoires, ce sont les germes d’une dynastie à venir, et qui prend forme dans le livre de Ruth.
Il ne s’agit pas seulement de la généalogie de ces deux histoires qui se rencontrent, mais aussi l’héritage spirituel de ces deux histoires qui s’unissent. Les thèmes de l’histoire de ‘Loth et ses filles’ et de ‘Yéhouda et Tamar’ s’assemblent dans le livre de Ruth. Et c’est l’union de ces thèmes qui crée la royauté, et la roi David.
La question est : quels sont ces thèmes, et comment se rejoignent-ils dans le livre de Ruth ?

Quel genre d’histoire es-tu ?

Quand j’étais petit, je n’arrivais pas vraiment à comprendre ce qui se passait dans l’histoire de Ruth, je ne comprenais pas son sens, je n’arrivais jamais à en déceler une intrigue.
Ce que je ne savais pas, c’est qu’il y a deux types d’histoire :
·         Les histoires descriptives ;
·         Les histoires organisées de manière thématique autour d’une idée.
Les histoires ou les tableaux descriptifs relatent des faits : « Je suis entré, et il y avait une peau de banane sur la table, et il y avait une pomme sur la table. » Là, on s’arrête, et on en fait un tableau. Le tableau représente alors ce qui se trouvait là quand on l’a peint. On peut aussi avoir des histoires de ce genre :
« Une journée dans la ville de Bethland.
Un jour, dans la ville de Bethland, il y avait une femme. Elle rentrait chez elle quand elle a vu un monsieur. Elle s’est mariée avec lui… »
Voilà une possibilité de ce que peut être le livre de Ruth.
L’autre possibilité est que le livre de Ruth est une histoire thématique. Pour cela, il doit y avoir une intrigue. On doit alors trouver :
·         Une exposition,
·         Un nœud dramatique / des péripéties, et
·         Un dénouement[2].
La question de base, ici, est : quelle est l’intrigue ? Quel est le contexte, le nœud, le dénouement ? Qu’est ce qui fait que cette histoire se tient ?
Il est évident que cette histoire n’est pas juste descriptive, comme je le croyais quand j’étais enfant. Quel est donc le sujet de ce livre ? Est-ce juste une histoire romantique ? De quoi s’agit-il ?

Proposition d’intrigue

Des noms inquiétants

Je voudrais d’abord parler de certains points.  
Voyons les versets (Ruth 1:1 à 6) :
א וַיְהִי, בִּימֵי שְׁפֹט הַשֹּׁפְטִים, וַיְהִי רָעָב, בָּאָרֶץ; וַיֵּלֶךְ אִישׁ מִבֵּית לֶחֶם יְהוּדָה, לָגוּר בִּשְׂדֵי מוֹאָב--הוּא וְאִשְׁתּוֹ, וּשְׁנֵי בָנָיו.
1 A l'époque où gouvernaient les Juges, il y eut une famine dans le pays; un homme quitta alors Bethléem en Juda[3] pour aller séjourner dans les plaines de Moab, lui, sa femme et ses deux fils.
ב וְשֵׁם הָאִישׁ אֱלִימֶלֶךְ וְשֵׁם אִשְׁתּוֹ נָעֳמִי וְשֵׁם שְׁנֵי-בָנָיו מַחְלוֹן וְכִלְיוֹן, אֶפְרָתִים--מִבֵּית לֶחֶם, יְהוּדָה; וַיָּבֹאוּ שְׂדֵי-מוֹאָב, וַיִּהְיוּ-שָׁם.
2 Le nom de cet homme était Elimélec, celui de sa femme Noémi; ses deux fils s'appelaient Mahlon et Kilion; c'étaient des Ephratites de Bethléem en Juda. Arrivés sur le territoire de Moab, ils s'y fixèrent.
ג וַיָּמָת אֱלִימֶלֶךְ, אִישׁ נָעֳמִי; וַתִּשָּׁאֵר הִיא, וּשְׁנֵי בָנֶיהָ.
3 Elimélec, l'époux de Noémi, y mourut, et elle resta seule avec ses deux fils.
ד וַיִּשְׂאוּ לָהֶם, נָשִׁים מֹאֲבִיּוֹת--שֵׁם הָאַחַת עָרְפָּה, וְשֵׁם הַשֵּׁנִית רוּת; וַיֵּשְׁבוּ שָׁם, כְּעֶשֶׂר שָׁנִים.
4 Ceux-ci épousèrent des femmes moabites, dont l'une s'appelait Orpa et l'autre Ruth; et ils demeurèrent ensemble une dizaine d'années.
ה וַיָּמֻתוּ גַם-שְׁנֵיהֶם, מַחְלוֹן וְכִלְיוֹן; וַתִּשָּׁאֵר, הָאִשָּׁה, מִשְּׁנֵי יְלָדֶיהָ, וּמֵאִישָׁהּ.
5 Puis Mahlon et Kilion moururent à leur tour tous deux, et la femme resta seule, privée de ses deux enfants et de son mari.
ו וַתָּקָם הִיא וְכַלֹּתֶיהָ, וַתָּשָׁב מִשְּׂדֵי מוֹאָב: כִּי שָׁמְעָה, בִּשְׂדֵה מוֹאָב--כִּי-פָקַד ה׳ אֶת-עַמּוֹ, לָתֵת לָהֶם לָחֶם.
6 Elle se disposa alors, ainsi que ses brus, à abandonner les plaines de Moab; car elle avait appris dans les plaines de Moab que l'Eternel, s'étant ressouvenu de son peuple, lui avait donné du pain.

On peut noter quelques petites choses bizarres. Regardons tout d’abord les noms des enfants : Ma’hlone - מַחְלוֹן et Kilione - ְכִלְיוֹן. Traduisons : Ma’hlone vient du mot ma’hala - מַחַלָה qui signifie « maladie » ; et Kilione vient du mot כַּלָה qui signifie « destruction ». Quels jolis noms pour des enfants ! Imaginez-vous au supermarché « Maladie, Destruction, arrêtez de jouer avec le caddie ! »… Ce serait un peu embarrassant… En fait, il semblerait que ces noms soient des euphémismes de ce que sont réellement ces gens. Pourquoi la Torah appelle-t-elle ces gens de la sorte ? Il doit y avoir un problème quelque part.

Un mot récurrent

Lorsque la Torah utilise des mots de manière répétée, c’est censé attirer notre attention. Dans le livre de Ruth, il y a un mot qui revient sans cesse. Essayez de le trouver…
Il s’agit du mot « כלה » qui peut vouloir dire plusieurs choses :
·         Ça peut vouloir dire « Belle-fille, ou épouse » : Ruth est à chaque fois présentée comme « כַלָּתָהּ », « sa belle-fille » ;
·         Mais ça peut aussi vouloir dire « mettre un terme », « terminer », « finir ». Il y a deux manière de mettre un terme à quelque chose : on peut l’amener à accomplir son potentiel, l’amener à sa réalisation, mais on peut aussi le détruire. 
Dans cette histoire, Ma’hlone est marié à Ruth, et Kilione est marié à ’Orpa. Pourquoi ? Est-ce une pure coïncidence, ou cela a-t-il à voir avec les noms de ces deux fils ?
Ma théorie est que tout le livre de Ruth porte sur ce mot kala, porte sur le fait d’ « amener les choses à leur fin ». Et toute la tension dans le livre de Ruth porte sur la question : quel genre de fin allons-nous avoir ? Une fin par la réalisation d’un potentiel ? Ou une fin par destruction ?

Un Yboum à trois voix

Vous avez dit Yboum ?

Faisons un petit retour en arrière et notons les similitudes entre le livre de Ruth et l’histoire de Yéhouda et Tamar.
L’histoire de Yéhouda et Tamar est centrée sur la notion de Yboum. Ici aussi, Elimélekh a deux fils, Ma’hlone et Kilione. Ces deux fils se marient. Puis Elimélekh, ainsi que ses deux fils meurent, sans enfant. Il se produit alors la possibilité d’un triple Yboum. En effet, nous avons trois hommes dont la lignée potentielle est en péril. Sur qui l’espoir repose-t-il alors ? Sur ’Orpa et Ruth.
Mais il y a un problème avec ’Orpa et Ruth. Avec qui vont-elles se marier ? Elles sont censées épouser le frère de leur mari défunt, mais… il n’y a pas de frère. Qu’est-ce que cela vous rappelle ? Deux frères morts, et pas d’autre proche éligible ? L’histoire de Yéhouda et Tamar, bien sûr. La différence, c’est que dans le cas de Tamar, il y avait le petit frère des défunts, Chéla, qui avait 6 ans. Alors qu’ici, il n’y a personne.
Et cette idée de Yboum prend beaucoup de relief quand Na’omie dit à ses belles-filles de repartir. D’ailleurs, pourquoi Na’omie leur dit-elle de repartir ?
Voici ses mots (Ruth 1:8 à 11) :
ח וַתֹּאמֶר נָעֳמִי, לִשְׁתֵּי כַלֹּתֶיהָ, לֵכְנָה שֹּׁבְנָה, אִשָּׁה לְבֵית אִמָּהּ; יעשה (יַעַשׂ) ה׳ עִמָּכֶם חֶסֶד, כַּאֲשֶׁר עֲשִׂיתֶם עִם-הַמֵּתִים וְעִמָּדִי.
8 Noémi dit à ses deux brus: "Rebroussez chemin et rentrez chacune dans la maison de sa mère. Puisse le Seigneur vous rendre l'affection que vous avez témoignée aux défunts et à moi!
ט יִתֵּן ה׳, לָכֶם, וּמְצֶאןָ מְנוּחָה, אִשָּׁה בֵּית אִישָׁהּ; וַתִּשַּׁק לָהֶן, וַתִּשֶּׂאנָה קוֹלָן וַתִּבְכֶּינָה.
9 Qu'à toutes deux l'Éternel fasse retrouver une vie paisible dans la demeure d'un nouvel époux!" Elle les embrassa, mais elles élevèrent la voix en sanglotant,
י וַתֹּאמַרְנָה-לָּהּ: כִּי-אִתָּךְ נָשׁוּב, לְעַמֵּךְ.
10 et lui dirent: "Non, avec toi nous voulons nous rendre auprès de ton peuple."
יא וַתֹּאמֶר נָעֳמִי שֹׁבְנָה בְנֹתַי, לָמָּה תֵלַכְנָה עִמִּי: הַעוֹד-לִי בָנִים בְּמֵעַי, וְהָיוּ לָכֶם לַאֲנָשִׁים.
11 Noémi reprit: "Rebroussez chemin, mes filles; pourquoi viendriez-vous avec moi? Ai-je encore des fils dans mes entrailles, qui puissent devenir vos époux?

Le Yboum est dans l’esprit de tous : Na’omie leur demande de partir et de refaire leur vie car leurs maris défunts n’ont pas de frère pour réaliser un Yboum. Et elle continue (Ruth 1:12 à 13) en les termes suivants – qui devraient faire ‘tilt’ dans nos esprits :
יב שֹׁבְנָה בְנֹתַי לֵכְןָ, כִּי זָקַנְתִּי מִהְיוֹת לְאִישׁ: כִּי אָמַרְתִּי, יֶשׁ-לִי תִקְוָה--גַּם הָיִיתִי הַלַּיְלָה לְאִישׁ, וְגַם יָלַדְתִּי בָנִים.
12 Allez, mes filles, retournez-vous-en, car je suis trop âgée pour être à un époux. Dussé-je même me dire qu'il est encore de l'espoir pour moi, que je pourrais appartenir cette nuit à un homme et avoir des enfants,
יג הֲלָהֵן תְּשַׂבֵּרְנָה, עַד אֲשֶׁר יִגְדָּלוּ, הֲלָהֵן תֵּעָגֵנָה, לְבִלְתִּי הֱיוֹת לְאִישׁ; אַל בְּנֹתַי, כִּי-מַר-לִי מְאֹד מִכֶּם--כִּי-יָצְאָה בִי, יַד-ה׳.
13 voudriez-vous attendre qu'ils fussent devenus grands, persévérer dans le veuvage à cause d'eux et refuser toute autre union? Non, mes filles, j'en serais profondément peinée pour vous, car, Ia main du Seigneur s'est appesantie sur moi."

Une impression de déjà vu ?

Une attente infinie
Le parallèle avec l’histoire de Yéhouda et Tamar est ici évident : « même si j’ai des enfants maintenant, ils seraient trop jeunes pour vous, attendriez-vous jusqu’à ce qu’ils grandissent », elle dit « הֲלָהֵן תְּשַׂבֵּרְנָה, עַד אֲשֶׁר יִגְדָּלוּ ». Ces mots sont clairement empruntés de la bouche de Yéhouda (Béréchit 38:11) :
יא וַיֹּאמֶר יְהוּדָה לְתָמָר כַּלָּתוֹ שְׁבִי אַלְמָנָה בֵית-אָבִיךְ, עַד-יִגְדַּל שֵׁלָה בְנִי--כִּי אָמַר, פֶּן-יָמוּת גַּם-הוּא כְּאֶחָיו; וַתֵּלֶךְ תָּמָר, וַתֵּשֶׁב בֵּית אָבִיהָ. 
11 Et Juda dit à Thamar, sa belle-fille: "Demeure veuve dans la maison de ton père, jusqu'à ce que mon fils Chéla soit plus grand," car il craignait qu’il ne meure, lui aussi, comme ses frères. Et Thamar s’en alla demeurer dans la maison de son père.

A la lumière de ce parallèle, c’est comme si Na’omie disait à ses belles-filles : «Qu’allez-vous faire ? Vous allez attendre comme Tamar que mon enfant grandisse ? Non, c’est trop amer, ne faites pas ça, partez ». Alors ’Orpa accepte et s’en va (Ruth 1:14 à 15) :
יד וַתִּשֶּׂנָה קוֹלָן, וַתִּבְכֶּינָה עוֹד; וַתִּשַּׁק עָרְפָּה לַחֲמוֹתָהּ, וְרוּת דָּבְקָה בָּהּ.
14 De nouveau elles élevèrent la voix et sanglotèrent longtemps; puis Orpa embrassa sa belle-mère, tandis que Ruth s'attachait à ses pas.
טו וַתֹּאמֶר, הִנֵּה שָׁבָה יְבִמְתֵּךְ, אֶל-עַמָּהּ, וְאֶל-אֱלֹהֶיהָ; שׁוּבִי, אַחֲרֵי יְבִמְתֵּךְ.
15 Alors Noémi dit: "Vois, ta belle-sœur est retournée à sa famille et à son dieu; retourne toi aussi et suis ta belle-sœur." [4]

Par contre, Ruth  réagit de manière différente (Ruth 1:16 à 17) :
טז וַתֹּאמֶר רוּת אַל-תִּפְגְּעִי-בִי, לְעָזְבֵךְ לָשׁוּב מֵאַחֲרָיִךְ: כִּי אֶל-אֲשֶׁר תֵּלְכִי אֵלֵךְ, וּבַאֲשֶׁר תָּלִינִי אָלִין--עַמֵּךְ עַמִּי, וֵאלֹקַיִךְ אֱלֹקָי.
16 Mais Ruth répliqua: "N'insiste pas près de moi, pour que je te quitte et m'éloigne de toi; car partout où tu iras, j'irai; où tu demeureras, je veux demeurer; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu;
יז בַּאֲשֶׁר תָּמוּתִי אָמוּת, וְשָׁם אֶקָּבֵר; כֹּה יַעֲשֶׂה ה׳ לִי, וְכֹה יוֹסִיף--כִּי הַמָּוֶת, יַפְרִיד בֵּינִי וּבֵינֵךְ.
17 là où tu mourras, je veux mourir aussi et y être enterrée. Que l'Eternel m'en fasse autant et plus, si jamais je me sépare de toi autrement que par la mort!"

Les mots employés par Ruth sont très forts. Puis :
יח וַתֵּרֶא, כִּי-מִתְאַמֶּצֶת הִיא לָלֶכֶת אִתָּהּ; וַתֶּחְדַּל, לְדַבֵּר אֵלֶיהָ.
18 Noémi, voyant qu'elle était fermement décidée à l'accompagner, cessa d'insister près d'elle.

Finalement, Na’omie et Ruth retournent ensemble à Beth Lé’hème.
On a ici, tout comme dans l’histoire de Yéhouda et Tamar, un point laissé en suspens.
Ruth aurait dû logiquement abandonner et refaire sa vie ; mais elle reste car il y a encore une chance de faire  Yboum. Cette chance est toutefois maigre car il n’y a pas de frère. Mais Ruth est si dévoué à la lignée et à la mémoire de son mari défunt, qu’elle préfère mettre sa vie en attente et s’assurer que son mari aura une descendance. Et elle espère qu’elle trouvera un moyen de perpétuer le nom de son mari. Lequel ? Elle n’en a pas la moindre idée à ce stade-là. Mais elle y croit.
Toute la tension du livre de Ruth est : « Réussira-t-elle ? ».
A la fin de l’histoire, Ruth réussit, contre toute attente. Elle trouve finalement Bo’az. Comme dans l’histoire de Yéhouda et Tamar, c’est un parent au sens large du terme, donc plus éloigné qu’un frère, qui fait le Yboum.
Des noms du même registre
Regardons un instant les noms des deux frères défunts. Pourquoi pensez-vous que ’Orpa est mariée à Kilione, et Ruth à Ma’hlone ?
Le mot « Kilione » signifie « destruction ». Une fois que ’Orpa est partie et retournée chez elle, c’en est terminé pour Kilione : c’est définitif, il n’aura pas de descendance. Alors que le mot « Ma’hlone » signifie « maladie ». Ruth n’est pas partie, Ma’hlone n’est pas encore mort. Un malade n’est pas encore mort ; mais il peut évoluer de deux manières : mourir définitivement si le Yboum n’est pas réalisé, ou bien guérir ou ressusciter à travers son fils s’il y a Yboum. Ma’hlone est donc dans un état critique… D’ailleurs, si Ruth arrive à prolonger la lignée de Ma’hlone, elle prolonge par là même la lignée de Elimélekh (c’est un double Yboum).
Les deux fils défunts de Yéhouda peuvent d’ailleurs être mis en relation avec les deux fils défunts de Na’omie. En effet, ’Er, qui signifie « éveillé » serait l’homologue de Ma’hlone, « maladie », et Onan, « chagrin » serait l’homologue de Kilione, « destruction ».
La reconnaissance
Dans l’histoire de Yéhouda et Tamar, la clé est dans la reconnaissance - hakara. Là aussi, la notion de reconnaissance apparaît à des endroits très intéressants :
·          Lorsque Ruth se lève après la première nuit qu’elle a passé près de Bo’az, il est dit (Ruth 3:14) :
יד וַתִּשְׁכַּב מַרְגְּלוֹתָו, עַד-הַבֹּקֶר, וַתָּקָם, בטרום (בְּטֶרֶם) יַכִּיר אִישׁ אֶת-רֵעֵהוּ; וַיֹּאמֶר, אַל-יִוָּדַע, כִּי-בָאָה הָאִשָּׁה, הַגֹּרֶן. 
14 Elle demeura étendue au bas de sa couche jusqu'au lendemain matin; puis elle se releva avant l'heure où on peut se reconnaître les uns les autres "Car, disait-il, il ne faut pas qu'on sache que cette femme a pénétré dans l'aire."


·         Lors du premier face à face de Ruth avec Bo’az, elle lui dit (Ruth 2:10) :
י וַתִּפֹּל, עַל-פָּנֶיהָ, וַתִּשְׁתַּחוּ, אָרְצָה; וַתֹּאמֶר אֵלָיו, מַדּוּעַ מָצָאתִי חֵן בְּעֵינֶיךָ לְהַכִּירֵנִי--וְאָנֹכִי, נָכְרִיָּה.
10 Ruth se jeta la face contre terre, se prosterna et lui dit: "Comment ai-je pu trouver grâce à tes yeux, pour que tu t'intéresses à moi, qui suis une étrangère?"

Le terme « נָכְרִיָּה », « étrangère », a les mêmes lettres que « לְהַכִּירֵנִי », « pour me reconnaître ».
Peut-on reconnaître un étranger ? Non, parce qu’on ne sait littéralement pas qui il est. A un niveau plus profond, on ne le reconnaît pas parce qu’on ne sait pas quel statut social lui accorder. « Comment se fait-il que tu me traites avec tant de considération ? dit Ruth à Bo’az. Je ne suis personne à Beth Lé’hème. »
Et Bo’az de répondre, en quelques sortes : « On pourrait croire effectivement que je suis quelqu’un et que tu n’es personne, mais c’est l’inverse. Parce que je connais ton histoire, et je sais que ce que tu as fait est héroïque. » Voici ce que Bo’az dit, dans les mots (Ruth 2:11 et 12) :
יא וַיַּעַן בֹּעַז, וַיֹּאמֶר לָהּ--הֻגֵּד הֻגַּד לִי כֹּל אֲשֶׁר-עָשִׂית אֶת-חֲמוֹתֵךְ, אַחֲרֵי מוֹת אִישֵׁךְ; וַתַּעַזְבִי אָבִיךְ וְאִמֵּךְ, וְאֶרֶץ מוֹלַדְתֵּךְ, וַתֵּלְכִי, אֶל-עַם אֲשֶׁר לֹא-יָדַעַתְּ תְּמוֹל שִׁלְשׁוֹם.
11 Booz lui répliqua en disant: "On m'a fidèlement rapporté tout ce que tu as fait pour ta belle-mère après la mort de ton mari: que tu as quitté ton père, ta mère et ton pays natal pour te rendre auprès d'un peuple que tu ne connaissais ni d'hier ni d'avant-hier.
יב יְשַׁלֵּם ה׳, פָּעֳלֵךְ; וּתְהִי מַשְׂכֻּרְתֵּךְ שְׁלֵמָה, מֵעִם ה׳ אֱלֹהֵי יִשְׂרָאֵל, אֲשֶׁר-בָּאת, לַחֲסוֹת תַּחַת-כְּנָפָיו.
12 Que l'Eternel te donne le prix de ton œuvre de dévouement! Puisses-tu recevoir une récompense complète du Seigneur, Dieu d'Israël, sous les ailes duquel tu es venue t'abriter!"

On reconnaît dans cette hakara la patte de Yéhouda.

Analyse de quelques passages surprenants du livre de Ruth

Na’omie promet du repos

Lorsque Na’omie réalise que Bo’az est un parent, elle dit à Ruth (Ruth 3:1):
א וַתֹּאמֶר לָהּ, נָעֳמִי חֲמוֹתָהּ: בִּתִּי, הֲלֹא אֲבַקֶּשׁ-לָךְ מָנוֹחַ אֲשֶׁר יִיטַב-לָךְ.
1 Cependant Noémi, sa belle-mère, lui dit: "Ma fille, je désire te procurer un foyer qui fasse ton bonheur.

Que signifie-t-elle par le mot « מָנוֹחַ » ? Elle veut dire « un mari ». Mais « מָנוֹחַ » ne veut pas dire, littéralement, « mari ». Littéralement, ce mot signifie « repos ». C’est un étrange synonyme de « mari », ne trouvez-vous pas ?
En fait, cette phrase rappelle les propos de Na’omie lorsqu’elle a dit à ses belles-filles de retourner chez elles à Moav (Ruth 1:9) :
ט יִתֵּן ה׳, לָכֶם, וּמְצֶאןָ מְנוּחָה, אִשָּׁה בֵּית אִישָׁהּ; וַתִּשַּׁק לָהֶן, וַתִּשֶּׂאנָה קוֹלָן וַתִּבְכֶּינָה.
9 Qu'à toutes deux l'Éternel fasse retrouver une vie paisible dans la demeure d'un nouvel époux!" Elle les embrassa, mais elles élevèrent la voix en sanglotant,

Il s’agit là d’une bénédiction d’importance pour ces deux femmes. Et dorénavant, le mot « מָנוֹחַ » veut dire « mari »[5].
Toute l’histoire de Ruth a pour but de trouver le « repos », de mettre fin à l’attente, comme Ya’akov pour Yossef et Yéhouda pour ses fils[6].
Lorsque Na’omie trouve Bo’az, elle dit à Ruth : « Je vais te donner le repos, non pas celui de la fin, le repos de la destruction, mais le repos de la réalisation ».

Une crise d’identité

Lorsque Na’omie dit à Ruth de descendre dans le champ de Bo’az, nous voyons un Kéri/Kétiv[7] intéressant (Ruth 3:3 à 5):
ג וְרָחַצְתְּ וָסַכְתְּ, וְשַׂמְתְּ שמלתך (שִׂמְלֹתַיִךְ) עָלַיִךְ--וירדתי (וְיָרַדְתְּ) הַגֹּרֶן; אַל-תִּוָּדְעִי לָאִישׁ, עַד כַּלֹּתוֹ לֶאֱכֹל וְלִשְׁתּוֹת.
3 Tu auras soin de te laver, de te parfumer et de revêtir tes plus beaux habits; puis tu descendras à l'aire, mais tu ne te feras pas remarquer de cet homme, avant qu'il ait fini de manger et de boire.
ד וִיהִי בְשָׁכְבוֹ, וְיָדַעַתְּ אֶת-הַמָּקוֹם אֲשֶׁר יִשְׁכַּב-שָׁם, וּבָאת וְגִלִּית מַרְגְּלֹתָיו, ושכבתי (וְשָׁכָבְתְּ); וְהוּא יַגִּיד לָךְ, אֵת אֲשֶׁר תַּעֲשִׂין.
4 Puis, quand il se sera couché, tu observeras l'endroit où il repose; tu iras découvrir le bas de sa couche et t'y étendras: lui-même, il t'indiquera alors ce que tu devras faire."
ה וַתֹּאמֶר, אֵלֶיהָ: כֹּל אֲשֶׁר-תֹּאמְרִי (אֵלַי), אֶעֱשֶׂה.
5 Elle lui répondit: "Tout ce que tu me recommandes, je l'exécuterai."

Ce qui est écrit est à la première personne, mais nous le lisons à la deuxième personne. C'est-à-dire que nous lisons ce dialogue comme si Na’omie s’adresse effectivement à Ruth (ce qui est la logique du texte), mais il est écrit comme si Na’omie se parle à elle-même : elle se dit qu’elle va mettre sa robe, qu’elle va descendre au champ, qu’elle va s’allonger etc. Et dans le dernier verset, d’après ce qui est écrit, Ruth se parle à elle-même.
On a affaire ici à une crise d’identité. Qui est Na’omie ? A qui parle-t-elle ? Qui est Ruth ? A qui parle-t-elle ?
Si on regarde l’image globale de ce qui se trame là, Na’omie est fortement concernée par le devenir de ces deux protagonistes que sont Ruth et Bo’az. Parce que son mari Elimélekh est mort, et son seul espoir de perpétuer son nom est entre les mains de Ruth qui peut maintenir en vie non seulement Ma’hlone, mais aussi Elimélekh.
D’ailleurs, quand Ruth met son enfant au monde, voici ce qu’en disent les gens (Ruth 4:17) :
יז וַתִּקְרֶאנָה לוֹ הַשְּׁכֵנוֹת שֵׁם לֵאמֹר, יֻלַּד-בֵּן לְנָעֳמִי; וַתִּקְרֶאנָה שְׁמוֹ עוֹבֵד, הוּא אֲבִי-יִשַׁי אֲבִי דָוִד. {פ}
17 Et les voisines désignèrent l'enfant en disant: "Un fils est né à Noémi." Et elles l'appelèrent Obed. Celui-ci devint le père de Jessé, père de David.


Ils disent qu’un enfant est né chez Na’omie alors qu’il est né chez Ruth ! Ceci conforte notre lecture : Ruth n’a pas seulement réalisé le Yboum qui reposait sur elle : en donnant une descendence à Ma’hlone, elle donnait aussi une postérité çà Elimélekh !

Pourquoi Ruth est-elle célèbre ?

A qui Ruth fait-elle penser ?

Pour quoi Ruth est-elle renommée ? Si je vous dis Ruth, qu’est-ce que cela évoque pour vous?
·         ’Hessed, et…
·         Convertie.[8]
En effet, Na’omie dit à Ruth (Ruth 1:8) : «יעשה (יַעַשׂ) ה׳ עִמָּכֶם חֶסֶד, כַּאֲשֶׁר עֲשִׂיתֶם עִם-הַמֵּתִים וְעִמָּדִי. », «Puisse le Seigneur vous rendre l'affection que vous avez témoignée aux défunts et à moi! ».
Bo’az, lui aussi, lui reconnaît son ’hessed, à deux reprises : il reconnaît le ’hessed qu’elle a fait pour Na’omie (Ruth 2:11) : « הֻגֵּד הֻגַּד לִי כֹּל אֲשֶׁר-עָשִׂית אֶת-חֲמוֹתֵךְ, אַחֲרֵי מוֹת אִישֵׁךְ», « On m'a fidèlement rapporté tout ce que tu as fait pour ta belle-mère après la mort de ton mari » ; et il reconnaît le ’hessed qu’elle fait pour son mari en voulant réaliser le Yboum (Ruth 3:10) :
י וַיֹּאמֶר, בְּרוּכָה אַתְּ לַה׳ בִּתִּי--הֵיטַבְתְּ חַסְדֵּךְ הָאַחֲרוֹן, מִן-הָרִאשׁוֹן: לְבִלְתִּי-לֶכֶת, אַחֲרֵי הַבַּחוּרִים--אִם-דַּל, וְאִם-עָשִׁיר.
10 Il répliqua: "Que l'Eternel te bénisse, ma fille! Ce trait de générosité est encore plus méritoire de ta part que le précédent, puisque tu n'as pas voulu courir après les jeunes gens, riches ou pauvres.

De plus, Ruth est l’archétype, dans le Nakh, de la personne convertie.
Ruth est donc une convertie qui est ba’alat ’hessed. Tiens, tiens… Où avons-nous déjà rencontré dans le Tanakh une personne qui allie ces deux notions : conversion et ’hessed ?
La réponse est : Avraham. Avraham est Monsieur Converti, le premier de toute l’histoire, et il est en plus connu pour son ’hessed.
Voyons ce que Bo’az dit à Ruth (Ruth 2:11) : « וַתַּעַזְבִי אָבִיךְ וְאִמֵּךְ, וְאֶרֶץ מוֹלַדְתֵּךְ, וַתֵּלְכִי, אֶל-עַם אֲשֶׁר לֹא-יָדַעַתְּ תְּמוֹל שִׁלְשׁוֹם », « que tu as quitté ton père, ta mère et ton pays natal pour te rendre auprès d'un peuple que tu ne connaissais ni d'hier ni d'avant-hier », ce qui n’est pas sans rappeler ce que D.ieu dit à Avraham (Béréchit 12:1) : « לֶךְ-לְךָ מֵאַרְצְךָ וּמִמּוֹלַדְתְּךָ וּמִבֵּית אָבִיךָ, אֶל-הָאָרֶץ, אֲשֶׁר אַרְאֶךָּ », « Éloigne-toi de ton pays, de ton lieu natal et de la maison paternelle, et va au pays que je t'indiquerai ».
Y aurait-il un quelconque lien entre ces deux notions : la conversion, et le ’hessed ?

Avraham va pour lui

Avraham est le fondateur du monothéisme. Pourquoi n’est-ce nulle part mentionné dans la Torah ?
Quand rencontre-t-on Avraham pour la première fois ? Dans Lekh Lekha. En vérité, il y a quelques phrases avant le début de cette paracha qui nous parlent un peu d’Avraham. Mais qui est-il ? Le Midrash raconte qu’il est le premier monothéiste, qu’il a détruit les idoles de son père etc. Comment se fait-il que la Torah ne mentionne rien de tout cela[9] ?
En réalité, on ne peut pas dire qu’Avraham soit le fondateur du monothéisme. En effet, Noakh était, déjà, monothéiste, Chem l’était aussi. Peut-être qu’Avraham était le fondateur du monothéisme à son époque, peut-être que cela avait été oublié jusque-là. Mais il semble que ce ne soit pas la chose la plus impressionnante à propos d’Avraham. Pourquoi ? Parce que la Torah ne le dit pas. Il y avait autre chose qui était bien plus impressionnant : « לֶךְ-לְךָ », « va pour toi ». Si on nous présente Avraham avec cette notion de « לֶךְ-לְךָ », c’est que ce que nous avons à savoir de lui est là.
Qu’y a-t-il donc de si spécial dans ce « לֶךְ-לְךָ » ?
Avraham n’est pas le fondateur du judaïsme simplement pour avoir fondé le monothéisme. Cela aurait fait de lui un bon philosophe, c’est tout. On ne dit pas de Leibnitz ou de Newton qu’ils sont des fondateurs théologiques parce qu’ils étaient de bons philosophes. Bertrand Russell, un penseur qui a été confronté a des problèmes de moralité, a dit : « Si j’enseignais la géométrie, attendriez-vous de moi que je sois un triangle ? »[10]. Ce n’est pas parce qu’on est un philosophe qu’on est une personne bien. Et même si on a découvert le monothéisme, on n’est pas forcément une bonne personne pour autant. Mais si on obéit à « לֶךְ-לְךָ », là on est une personne bien. Pourquoi ? Parce que « לֶךְ-לְךָ », c’est le monothéisme en action.
Voici une analogie afin de comprendre la différence entre la découverte du monothéisme et « לֶךְ-לְךָ ». Imaginez qu’un jour vous deveniez absolument convaincu d’une vérité philosophique, mais que cette vérité soit un peu dérangeante. Par exemple, en plein milieu de la nuit, après des années de réflexion, vous arrivez à la conclusion que le Maharashi Yogi tibétain représente La Vérité.
Vous vivez à Paris, vous avez une femme, des enfants, deux voitures, vous vivez bien, vous êtes membre du conseil d’administration de votre communauté. Bref, tout va bien pour vous. Comment réagiriez-vous ?
Deux options s’offrent à vous.
1ère option : Vous endossez désormais un peignoir, vous vous laissez pousser les cheveux, vous allez faire des danses marrantes dans le métro pour essayer d’attirer les gens et de les persuader, vous allez en pèlerinage au Tibet trois fois par an pour écouter les mots du Maharishi Yogi dans des positions qui font mal aux jambes…
Vous rencontrez un jour un de vos voisins qui vous demande d’un air éberlué : « c’est toi que j’ai vu danser l’autre jour dans le métro ?! C’était quoi ce peignoir que tu portais ?! Et comment ça se fait que tu pars au Tibet demain, qu’est ce qui te prend ? » Que lui répondriez-vous… : « Ben, tu sais, au milieu de la nuit… euh… Comment t’expliquer… »  
2ème option : Au plus profond de mon cœur, je sais que le Maharishi Yogi est La Vérité. Mais je ne vais pas changer ma vie pour autant ! Je suis bien, ici, à Paris, j’ai ma femme et tout ça… La philosophie, c’est la philosophie, un point c’est tout.

Dévouement envers l’autre, dévouement envers D.ieu

Mais croire en D.ieu, ce n’est pas une simple croyance à une vérité philosophique. C’est un véritable engagement. D.ieu est un Etre envers qui on a dorénavant l’obligation d’être en relation. Il est notre créateur. Et on ne peut pas ignorer notre créateur. On a des obligations vis-à-vis de Lui. Alors que faire ? Tout le monde vous prend pour un fou, tout le monde vénère les idoles, ils pensent que vous êtes à coté de la plaque : « Un seul D.ieu ?! Mais t’es fou ?! ». Et ce même D.ieu vous dit de tout abandonner, de rompre tous vos liens sociaux, de prendre votre femme et vos enfants pour démarrer une nouvelle vie dédiée à une relation privilégiée avec Lui.
Il s’agit là d’un dévouement intime et d’une loyauté complète au « besoin » d’un autre Etre. Et c’est ça, le ’hessed. Avraham a du orienter sa vie, donner ce qu’il devait donner, et se mettre à l’écoute des « besoins » de D.ieu. C’est ce qu’on appelle l’amour : être à l’écoute des besoins de l’autre, et c’est ça aussi, le ’hessed.
On peut sembler être en bon terme avec sa femme[11], on peut faire comme si on l’aime, alors qu’on ne l’aime pas : si je dis que j’aime ma femme parce qu’elle a un bon sens de l’humour et qu’elle me fait rire quand je rentre le soir, parce qu’elle rigole à mes blagues, parce qu’elle me remonte le moral à chaque fois que je ne me sens pas bien, parce qu’elle me prépare à manger quand je rentre le soir etc.… Tout cela est à propos de MOI, c’est ce qu’elle fait pou MOI, c’est la manière dont elle m’entretient. J’ai quelqu’un avec qui il est pratique de vivre parce qu’elle est à mes petits soins. Mais je ne suis pas vraiment amoureux d’elle.
Aimer réellement sa femme, c’est l’aimer pour ce qu’elle est, pas pour ce qu’elle fait pour moi, même si elle n’est pas très mignonne le matin… L’aimer pour ce qu’elle est, parce que je suis en relation avec elle, et parce que j’ai besoin de faire ça pour elle. C’est ça l’amour : de l’attention désintéressée. L’amour n’est pas seulement des sentiments ou des intentions, c’est de l’action. L’amour c’est une philosophie en action : qu’est-ce que tu fais pour elle ? Est-ce que tu sais te mettre en retrait ? L’amour, c’est reconnaître l’autre, et même plus.
C’est ce qu’a fait Avraham envers D.ieu. Et ce n’est pas un hasard s’il se comportait avec ’hessed avec tout le monde. Parce que quand quelqu’un est imprégné d’une idée, cela transparaît dans toutes ses relations. En général, les gens qui ont des difficultés relationnelles ont les mêmes difficultés envers D.ieu. Parce que D.ieu est finalement un autre Etre avec Qui on peut se lier.
Le ’hessed est la manière dont je suis liée à D.ieu et au gens. Il n’est pas étonnant que les convertis soient des ba’alei ’hessed. Ils sont ceux qui sont capables de tout abandonner, de taire toute raison égoïste, et de se dévouer aux besoins d’un Autre.

Et cela nous ramène au livre de Ruth qui, je crois, traite exactement de ces points et nous verrons alors comment le livre de Ruth forme le lien de tout ce qu’on a vu jusqu’à présent.
Le Yboum est un vrai ’hessed. D’abord parce que l’intéressé est mort (la Torah dit qu’un ’hessed pour une personne morte est ’hessed chèl émèt, un ’hessed de vérité, parce que le mort ne pourra jamais rendre ce bienfait). Ensuite parce que c’est donner ce qu’on peut avoir de plus précieux : son enfant.
Les personnes qui sont assez sures d’elles-mêmes au point de dire : « je sais qui je suis, et je ne suis pas diminué en te donnant ce que j’ai de plus précieux, je peux te le donner sans que cela ne me diminue » sont des vrais ba’alei ’hessed. ’Onan n’a pas réussi à le faire. Il a eu peur d’être détruit ou diminué par le Yboum qu’il pourrait faire. Que faisait-il alors ? (Béréchit 38:9) : « וְשִׁחֵת אַרְצָה », « il corrompait sa voie ». Ploni Almoni est le « Onan » de l’histoire de Ruth. Il est plus proche d’Elimélekh que Bo’az et aurait pu faire lui-même le Yboum. Mais il ne l’a pas fait. Pourquoi ? Voyons ce qu’il dit (Ruth 4:6) : « פֶּן-אַשְׁחִית, אֶת-נַחֲלָתִי », « sous peine de ruiner mon patrimoine », avec le même mot employé que pour ’Onan ! Il a peur tant pour sa descendance que pour ses terres. Les gens comme lui ne sont pas des ba’alei ’hessed. Il faut être assez sûr de soi pour être un ba’al ’hessed.
Et regardez son nom : Ploni ; c’est le nom utilisé par ’Hazal pour parler d’une personne dont on ne connait pas le nom, « Monsieur Untel ». Monsieur Ploni, qui est si préoccupé par son héritage et par son nom, devient l’emblème de l’anonymat, de celui qui n’a pas de nom, à jamais…

Que penser de la conversion de Ruth ?


Conversion refusée ?

Faisons-nous un instant l’avocat du Diable, et tentons d’évaluer la cacherout de la conversion de Ruth.
Nous savons tous qu’une personne cherchant à se convertir au judaïsme doit être sérieuse et attachée au judaïsme.  Par exemple, nous savons que la conversion d’une personne désirant se convertir au judaïsme dans l’objectif de se marier avec une personne juive n’est pas vraiment cachère parce qu’elle est attachée à la personne en question, et non pas au judaïsme.
A quoi Ruth est-elle réellement attachée ? Regardez attentivement ce qu’elle dit à Na’omie quand elle lui dit vouloir rester (Ruth 1:16 et 17) :
טז וַתֹּאמֶר רוּת אַל-תִּפְגְּעִי-בִי, לְעָזְבֵךְ לָשׁוּב מֵאַחֲרָיִךְ: כִּי אֶל-אֲשֶׁר תֵּלְכִי אֵלֵךְ, וּבַאֲשֶׁר תָּלִינִי אָלִין--עַמֵּךְ עַמִּי, וֵאלֹקַיִךְ אֱלֹקָי.
16 Mais Ruth répliqua: "N'insiste pas près de moi, pour que je te quitte et m'éloigne de toi; car partout où tu iras, j'irai; où tu demeureras, je veux demeurer; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu;
יז בַּאֲשֶׁר תָּמוּתִי אָמוּת, וְשָׁם אֶקָּבֵר; כֹּה יַעֲשֶׂה ה׳ לִי, וְכֹה יוֹסִיף--כִּי הַמָּוֶת, יַפְרִיד בֵּינִי וּבֵינֵךְ.
17 là où tu mourras, je veux mourir aussi et y être enterrée. Que l'Eternel m'en fasse autant et plus, si jamais je me sépare de toi autrement que par la mort!"

Ruth est attachée à… Na’omie !
La conclusion aurait dû être : la Conversion est invalide, puisque Ruth est éprise pour Na’omie, pas pour la religion juive. Comment peut-on alors oser dire que Ruth est le modèle du converti ?!

Ruth est attachée à Na’omie, et pourtant…

Regardez la manière dont Ruth est attachée à Na’omie. C’est une attraction incroyable. Ruth lui dit des mots qu’on ne dit pas à la légère : « ton peuple sera mon peuple, où tu mourras, je veux mourir » etc.… Ruth ne parle pas ici d’une simple amitié, elle dépeint une relation bien plus profonde.
Qui est réellement Na’omie pour Ruth ? A quel genre de personne dit-on de telles paroles : « non, je n’ai d’autre choix que de rester avec toi, que d’aller là où tu iras, de dormir là où tu dormiras, rien ne nous séparera que la mort, etc.… » ? Très peu de personnes ont une telle relation avec qui que ce soit. Mais les quelques rares personnes qui ont la chance d’avoir une telle relation avec une personne qui en est digne savent qu’il s’agit là de quelque chose de très puissant. Quel genre de relation est-ce ? Qui est Na’omie pour Ruth ?
Elle est son mentor. Qu’est-ce qu’un mentor ? Il est écrit dans Pirké Avot : « רב לך עשׂה ». Pourquoi est-ce si important de se faire un Rav, un mentor ?
Dans la vie, heureusement, nous avons des objectifs. Et si nous avons la chance d’être des personnes un peu spirituelles, peut-être que nous aurons aussi des objectifs spirituels. La question est : quelle facilité aurons-nous à atteindre ces objectifs ?
On peut se dire par exemple : « quand je serai plus grand, j’aimerais être une personne plus gentille, j’aimerais avoir un meilleur comportement… ». Quel est le problème ici ? C’est qu’un objectif de la sorte est désespérément abstrait. Les objectifs d’ordre spirituel sont si difficiles à atteindre, qu’après avoir essayé, et remarqué que finalement, on n’est pas tellement meilleur, on peut facilement abandonner. Le problème est que le fossé existant entre l’idée philosophique abstraite de ce que je veux devenir et le travail nécessaire pour la matérialiser est énorme.
Il y a un pont, cependant, entre ces deux choses. Ce pont peut être un mentor. Mais, il est vrai, il faut avoir beaucoup de chance pour connaître quelqu’un comme ça.
Pour moi, la définition d’un mentor serait la suivante : un mentor est quelqu’un qu’on peut regarder et dire : « Voilà ce que je veux être d’ici 15 ans ». Ce n’est pas juste « d’ici 15 ans, je veux être meilleur, je veux être plus gentil etc. ». Non ! « C’est COMME ÇA que je veux être ». C’est quelqu’un, en chair et en os qui incarne ce que je veux devenir.
Que se passe-t-il si on trouve quelqu’un comme ça ? On ne veut pas le lâcher ! On n’est même pas obligé de lui faire savoir qu’il est notre mentor. On a juste besoin de le regarder, de l’imiter, de savoir ce qui l’anime, de savoir ce qui le motive à se lever le matin… C’est là une ressource précieuse. A une telle personne, on dit : « où tu iras, j’irai, où tu dormiras, je dormirai, ton D.ieu sera mon D.ieu ». Pourquoi ? « Parce que tout ce qui contribue à te rendre ce que tu es est très précieux pour moi. Si une partie de ce qui fait de toi ce que tu es est ta relation avec D.ieu et avec ton peuple, alors je veux avoir, moi aussi, cette relation avec ton D.ieu et avec ton peuple. Parce que tu es ce que je veux être. » Seriez-vous pour autant un converti hypocrite ? Non ! Vous seriez au contraire le plus sincère possible. Ruth est attachée à Na’omie pour ce qu’elle représente, parce que c’est ce que Ruth veut devenir.
Qui sait ce qu’est le judaïsme avant de le vivre ? Les convertis ne savent pas ce qu’est le judaïsme avant de le vivre. De même pour Ruth. Ruth est attirée par une incarnation vivante du judaïsme. Ruth est une convertie on ne peut plus sincère.

Jonction de deux histoires scandaleuses

Bo’az descend de Yéhouda et Tamar

Avançons un peu et regardons ce que Ruth dit à Bo’az.
Reprenons le verset (Ruth 3:8) :
ח וַיְהִי בַּחֲצִי הַלַּיְלָה, וַיֶּחֱרַד הָאִישׁ וַיִּלָּפֵת; וְהִנֵּה אִשָּׁה, שֹׁכֶבֶת מַרְגְּלֹתָיו.
8 Il arriva qu'au milieu de la nuit cet homme eut un mouvement de frayeur et se réveilla en sursaut, et voilà qu'une femme était couchée à ses pieds.

Le mot  « וַיֶּחֱרַד » fait penser à l’épisode où Ya’akov, déguisé en ’Essav, va voir son père Yts’hak pour avoir sa bénédiction. Apprenant que c’est Ya’akov, et non ’Essav, qu’il avait béni, Yts’hak réagit comme suit (Béréchit 27:33) : « וַיֶּחֱרַד יִצְחָק חֲרָדָה, גְּדֹלָה עַד-מְאֹד », « Isaac fut saisi d'une frayeur extrême » [12]. Le Midrash fait le lien entre ces deux passages. Le début de la chaine des hakara débute avec la tromperie de Yts’hak, et se termine là, dans le livre de Ruth. Ya’akov ment à son père. Face à cela, Ruth, elle, ne ment pas. Elle s’identifie clairement. Elle aurait très bien pu tenter de séduire Bo’az, de se déguiser en prostituée, elle aurait pu jouer au jeu de Ya’akov, mais elle ne l’a pas fait. Elle dit : « voilà qui je suis, et je mets la balle dans ton camps ». Ya’akov aussi aurait pu aller voir son père et lui dire : « Papa, je voudrais ta bénédiction. J’ai besoin d’une bénédiction de ta part ». Et peut-être que ça aurait pu marcher.
Ruth dit à Bo’az (Ruth 3:9) : « וּפָרַשְׂתָּ כְנָפֶךָ עַל-אֲמָתְךָ », « daigne étendre le pan de ton manteau sur ta servante ». Il s’agit d’un euphémisme pour le mariage. « כְנָפֶךָ » signifie littéralement « tes ailes ». Ruth cite, ici, Bo’az qui, s’adressant à elle, un peu plus tôt, avait dit (Ruth 2:12) :
יב יְשַׁלֵּם ה׳, פָּעֳלֵךְ; וּתְהִי מַשְׂכֻּרְתֵּךְ שְׁלֵמָה, מֵעִם ה׳ אֱלֹקֵי יִשְׂרָאֵל, אֲשֶׁר-בָּאת, לַחֲסוֹת תַּחַת-כְּנָפָיו.
12 Que l'Eternel te donne le prix de ton œuvre de dévouement! Puisses-tu recevoir une récompense complète du Seigneur, Dieu d'Israël, sous les ailes duquel tu es venue t'abriter!"

Il lui dit : « Puisses-tu trouver la bénédiction sous les ailes de D.ieu ». Elle lui dit maintenant : « Non, je veux que ce soit toi qui étendes tes ailes sur moi, pas D.ieu ».
Que lui dit-elle en substance ? Pour répondre à cette question, avançons un peu dans l’analyse du personnage de Ruth.
Ce qui anime Ruth, comme on l’a vu à travers sa motivation pour se convertir, ce n’est pas juste reconnaître les choses, mais c’est agir en conséquence. Ruth est une femme du concret, motivée par les actes concrets de ’hessed. C’est ça qui l’anime.
Que se passe-t-il ici avec Bo’az ? Il la regarde, voit qui elle est, la reconnaît. Il a la hakara. Après tout, il est le descendant de Pérets, fils né de Yéhouda et de son acte grandiose de hakara. Et tout comme Yéhouda avait la qualité de reconnaître un déséquilibre dans sa relation à l’autre, de même Bo’az. Bo’az regarde Ruth et lui dit : « Tu veux savoir pourquoi tu as trouvé grâce à mes yeux alors que tu es étrangère ? Parce que tu es bien au-dessus de moi ». Il a cette capacité de la reconnaissance de Yéhouda.
Après cela, il a l’air de faire une « sortie de piste ». Qu’aurait été la suite logique de cette assertion ? Il sait qui elle est, il sait pourquoi elle est revenue, pour essayer de trouver un mari dans la famille. Il le reconnaît ; et lui est de cette famille. Il pourrait proposer de l’épouser. Mais non. Il arrête net. Il la reconnaît, et s’arrête là. Tout comme Yéhouda qui savait la chose juste à faire mais qui n’a pas été au bout de ses idées lors de la vente de Yossef, comme nous l’avons vu, Bo’az dit à Ruth : « Que D.ieu te bénisse », et Ruth attend, et attend… Tout comme Tamar, des siècles plus tôt. Jusqu’au jour où le temps est écoulé.
Tamar a alors pris sur elle, elle a envisagé une autre manière de faire et a leurré Yéhouda. Elle s’est déguisée et s’est assuré que, sans qu’il le sache, il lui donnerait un enfant. Maintenant, une fois de plus, le temps est écoulé, et la femme, par altruisme, dédie sa vie à la mémoire de son mari défunt, et là encore, elle doit faire un choix : il y a un homme avec qui elle peut aller, et il semble que la même chose qui s’est passée avec Yéhouda et Tamar va se reproduire, il semble qu’une scène de séduction s’apprête. En effet, Ruth va à la rencontre de Bo’az au milieu de la nuit, elle dort à ses pieds etc. mais la scène de séduction n’a pas lieu. On s’attend à un scénario à la « Yéhouda et Tamar », mais ce n’est pas ce qui arrive. Bo’az se lève alors au milieu de la nuit, et « וַיֶּחֱרַד הָאִישׁ », « l’homme eut un mouvement de frayeur », la même frayeur que Yts’hak a ressenti après avoir été dupé par Ya’akov, frayeur que Bo’az a ressenti après qu’il aurait pu être dupé par Ruth. Mais grâce à la droiture de Ruth, Bo’az n’est pas dupé. Elle le regarde droit dans les yeux et formule une revendication : « Je veux que tu m’épouses, tu sais ce que j’attends de toi, je veux que ce soit toi qui étendes tes ailes sur moi. Il ne suffit pas pour toi de dire que D.ieu devrait étendre ses ailes sur moi. Si tu penses vraiment que je mérite que D.ieu étende ses ailes sur moi, alors c’est toi qui dois étendre tes ailes sur moi ».
Quel est tout l’objet du judaïsme ? Le judaïsme ne se suffit pas de reconnaître les obligations qu’on a vis-à-vis d’autrui ; le judaïsme attend des actes, de l’amour. Il y a une étape qui suit la hakara : c’est le ’hessed. La hakara conduit logiquement au ’hessed. La hakara reconnaît une relation. La question est : que va-t-on en faire ? Va-t-on agir en conséquence ? Le converti dit « oui ! », l’amoureux dit « oui ! », le ba’al ’hessed dit « oui ! ». Mais Bo’az ne l’a pas encore dit. Bo’az a la reconnaissance – c’est le fils de Pérets – mais il n’a pas encore exprimé le ’hessed.
Ruth, elle, a le ’hessed.  Elle dit en fait à Bo’az : « Je voudrais que tu ais quelque chose de ce que moi, j’ai. J’ai besoin de quelque chose chez toi. Tu as reconnu qui j’étais, mais maintenant, tu dois agir en conséquence. Si tu penses que D.ieu peut faire quelque chose, alors toi aussi, tu peux faire quelque chose. Toi, tu dois étendre tes ailes sur moi ».
Alors il répond : « Tu sais quoi ? Tu as raison, ton deuxième ’hessed est même plus grand que le premier » (Ruth 3:10) :
י וַיֹּאמֶר, בְּרוּכָה אַתְּ לַה׳ בִּתִּי--הֵיטַבְתְּ חַסְדֵּךְ הָאַחֲרוֹן, מִן-הָרִאשׁוֹן: לְבִלְתִּי-לֶכֶת, אַחֲרֵי הַבַּחוּרִים--אִם-דַּל, וְאִם-עָשִׁיר.
10 Il répliqua: "Que l'Eternel te bénisse, ma fille! Ce trait de générosité est encore plus méritoire de ta part que le précédent, puisque tu n'as pas voulu courir après les jeunes gens, riches ou pauvres.


Elimélekh , Bo’az, comme un air de famille…

Reprenons l’histoire du début.
Il était une fois, il y avait un homme qui s’appelait Elimélekh. Les sages disent qu’Elimélekh était très riche, un des hommes les plus riches du pays. Et il habitait à Beth Lé’hème. Le problème est qu’il y a eu une famine dans le pays. Alors Elimélekh a quitté Beth Lé’hème. Mais pourquoi donc ?! C’est le gars le plus riche ! Si vous étiez le plus riche du pays, vous ne seriez pas tellement affecté par les baisses économiques ! Les sages disent qu’Elimélekh est parti parce qu’il ne voulait pas que tout le monde vienne mendier à sa porte. Il pensait donc préserver sa richesse en allant à Moav.
Il y a un problème ici. Lequel ? Regardez bien le nom d’Elimélekh, « אלימלך ». Que signifie ce nom ? C’est en fait la contraction de deux mots : « אלי », qui signifie « mon D.ieu », et « מלך », qui signifie « roi ». Ce nom signifie donc : « mon D.ieu est roi ». De quoi s’agit-il ? Il s’agit de reconnaissance. Elimélekh est « Monsieur Reconnaissance », il reconnaît que D.ieu est le roi de la réalité. Il a une parfaite reconnaissance de tout ce qui lui arrive. Mais il lui manque quelque chose : le ’hessed. Il n’agit pas en accord avec ce qu’il sait de la situation. Il ne prend pas soin de ceux dont il pourrait prendre soin.
Elimélekh a deux enfants dont on a déjà un peu parlé des noms : « Maladie » et « Destruction », des noms affreux ! Mais ce n’est pas une coïncidence. Parce qu’Elimélekh fait bien les choses, mais seulement du point de vue de la hakara. Il reconnaît tout, mais ne va pas au niveau supérieur, il ne fait pas de ’hessed. Et la hakara sans le ’hessed est amenée à dépérir. Une personne qui n’est pas à même d’amener les fruits naturels de la reconnaissance, d’un déséquilibre dans sa relation à l’autre, de ses obligations vis-à-vis de l’autre, en donnant effectivement ce que l’autre nécessite, est amenée à dépérir[13]. C’est comme un professeur qui est plein de connaissances à transmettre, mais qui n’enseigne pas ; son savoir s’évanouit peu à peu.
Si on n’arrive pas à exprimer la hakara et le ’hessed qui en découle, c’est mort. Et la hakara se meurt. Cela donne naissance à la « Maladie » et la « Destruction ».
La lignée d’Elimélekh, tant d’un point de vue spirituel que d’un point de vue généalogique, est à deux doigts de l’extinction. Kilione meurt, ’Orpa quitte la scène. Le seul espoir d’Elimélekh, de sa lignée, celle de Pérets, la lignée royal, réside maintenant en une seule personne : en le ‘mort-vivant’ Ma’hlone.

Ruth descend de Loth et ses filles[14]

C’est alors que Ruth entre en scène. Ruth, la moavite. C’est maintenant à elle de faire le Yboum. A elle, la moavite. N’est-ce pas intéressant ? Nous retrouvons maintenant non pas seulement la lignée de Yéhouda et Tamar, mais de Loth et ses filles. Qui est Moav ? Essayez de vous rappeler. Comment Moav est-il né ? Il est né d’un inceste. Savez-vous comment parle-t-on d’inceste dans la Torah ? L’inceste est connu dans la Torah sous le mot « ’hessed ». Le ’hessed de travers, ça donne l’inceste.
Qui est Loth ? Loth est Monsieur Amour, n’est-ce pas ? N’a-t-il pas pris soin de ces invités ? Il était si attentif à leurs besoins… Loth débordait de gentillesse. C’est d’ailleurs pour cela qu’il a mérité d’être épargné de ce cataclysme. Il suivait l’exemple d’Avraham : tout comme Avraham, il prenait soin des invités. Mais il n’était pas tout à fait comme Avraham. Son ’hessed était tordu, c’était un ’hessed imité. Parce que le même homme qui prenait soin des invités a donné ses filles à la bande en lui laissant le droit d’en faire ce que bon leur semblait. Ses deux filles commettent ensuite l’inceste avec lui et nomment leur fils d’après cet acte.
Qui est Loth ? Comment comprendre cet homme qui ne se place pas en protecteur de ses filles ? Cet homme qui permet qu’on viole ses propres filles ?
C’est en fait un homme qui a du ’hessed, mais pas de hakara, voilà qui il est. C’est un homme qui déborde d’amour pour son entourage, mais aucune barrière, aucune limite, aucune compréhension claire de ce que l’autre est dans sa relation vis-à-vis de lui : toi, tu es là, et moi, je suis là, et voilà la relation qui existe entre nous. Loth est l’amour pur. L’inceste est de l’amour, aussi fou que cela puisse paraître. Mais c’est de l’amour sans barrière.
Et un amour sans barrières appropriées est terriblement destructeur. C’est cet amour qui donne le jour à la nation de Moav. Et à quoi Moav était-il dédié ? « Pas d’amour ». En réalité les gens de Moav étaient doués d’amour, mais ils aimaient de travers : ils ne faisaient pas de ’hessed, et leur sexualité était dans le domaine public. 
Et maintenant, Ruth arrive. Qui est Ruth ? Une femme de Moav. Une femme de ce monde de ’hessed tordu. Et que fait-elle ? Elle se dévoue au vrai ’hessed, tel qu’il doit être vécu tant dans sa déclinaison intime que dans sa déclinaison publique. Elle est la loyauté même, tant dans sa vie intime que dans sa relation aux autres, notamment avec Na’omie.

Les deux pièces d’un puzzle royal

Nous avons donc d’un côté Elimélekh, Ma’hlone et Kilione, des hommes qui ont la hakara, mais qui n’ont pas le ’hessed. Leur lignée est sur le point de s’éteindre. Et il y a, d’un autre côté, Ruth – qui peut les raviver – une femme qui peut importer le ’hessed de l’extérieur, du domaine de Moav. Et c’est pour elle un grand acte de rédemption que d’amener le vrai ’hessed, car elle va alors à l’encontre de son héritage familiale, c’est une rédemption pour toute sa famille.
Elle s’adresse alors à Bo’az, elle a une question pour lui: « Bo’az, tu sais quoi, tu as beaucoup de hakara, tu comprends parfaitement qui je suis, tu penses que D.ieu devrait agir envers moi d’une certaine manière, tu es un grand intellectuel. Mais que vas-tu faire de cela ? Que vas-tu faire pour moi ? J’ai un besoin maintenant, vas-tu le satisfaire ? » Elle lui lance le défi du ’hessed.
Et lorsque Bo’az répond : « Oui, je vais le faire », alors un enfant est conçu, et la flamme de la vie de Ma’hlone qui sommeille est ravivée. La lignée de la Dynastie Davidienne est maintenue en vie.  Parce qu’alors, la hakara s’est jointe au ’hessed, non seulement physiquement, mais aussi spirituellement.
Ruth a enseigné quelque chose à Bo’az, et a apporté le ’hessed. La hakara a maintenant fleuri en ce qu’elle devait devenir : le ’hessed.

Conclusion


L’histoire de Loth et ses filles a finalement rejoint l’histoire de Yéhouda et Tamar :
·         L’histoire de Yéhouda et Tamar est une histoire de hakara grandiose, d’un remarquable héroïsme moral, lorsque Yéhouda reconnaît la vérité à propos de sa relation avec Tamar. Mais Tamar, pour arriver à ses fins et réaliser le Yboum, a du le séduire, car Yéhouda ne s’était pas volontairement donné à elle avec ’hessed. C’est une histoire de Hakara, mais pas encore une histoire de ’hessed.
·         L’histoire de Loth et ses filles, est aussi une histoire imparfaite car l’héritage de la bonté tordue qu’on y voit donne naissance à une nation qui se bat contre la bonté.
Et là, ces deux histoires vont se racheter l’une l’autre : la femme qui vient de la nation du ’hessed imparfait va racheter la lignée royale qui vient de la hakara imparfaite, de la hakara qui n’a pas encore atteint son potentiel. Ces deux éléments se retrouvant raniment la flamme de la royauté.
L’enfant de Ruth et Bo’az porte le nom de ‘Oved. Que signifie « עוֹבֵד »? Ce mot désigne quelqu’un qui sert D.ieu. Qu’est-ce que cela signifie de servir D.ieu ? Servir D.ieu, c’est la hakara et le ’hessed qui se sont rejoints. Servir D.ieu ne signifie pas juste reconnaître D.ieu, mais aussi agir, Le servir, amener cette reconnaissance à l’action.
Et ‘Oved donne naissance à Ychaï. Et Ychaï donne naissance à David, premier Roi d’Israël. Tout ceci signifie qu’être Roi, c’est devoir allier ces deux qualités. Voilà, selon moi, la manière dont ces trois histoires sont liées : Loth et ses filles, Yéhouda et Tamar, et le livre de Ruth.
 

A la prochaine !

Traduit librement par Itala à partir d’une série de conférences données par Rav Fohrman au printemps 2003. Le titre original de la série est : « Lest it come to scandal – The genesis of jewish kingship – from Loth and his daughters to Judah and Tamar and the Book of Ruth ».



[1] En plus des points communs déjà cités dans l’introduction de la série, nous voyons dans ces deux histoires que la femme garde son motif secret : les filles de Loth saoulent leur père, et Tamar se déguise.
[2] N.d.T – L’exposition présente le contexte de l’histoire, les personnages, les liens qui existent entre eux ; le nœud dramatique est l’ensemble des éléments qui empêche l’histoire de progresser et qui mènent à l’action ; les péripéties sont l’ensemble des actions ; le dénouement est le nouvel équilibre de l’histoire.
[3] Notons que le texte sent la nécessité de préciser où se situe Beth Lé’hème.
[4] D’ailleurs, c’est peut-être de ces mots qu’on apprend que Ruth a essayé de se convertir trois fois, car Noémie lui dit trois fois de s’en aller, et Ruth insiste trois fois.
[5] N.d.T – Notons également, que Na’omie et Ruth utilisent le mot « גוֹאֶל » - qui signifie littéralement « libérateur » - pour « proche parent ».
[6] C’est comme les personnes qui ont perdu des proches parents dans le World Trade Center qui ont été soulagés par l’annonce de la présence de leur ADN dans un vêtement trouvé. Comment comprendre que ce soit un soulagement ? Le fait de ne pas savoir est en fait, en soi, une torture atroce.
[7] N.d.T – « Kéri » signifie « lu », et « Kétiv » signifie « écrit ». Nous avons un Kéri/Kétiv lorsqu’un mot est écrit d’une certaine manière (c’est le « Kétiv »), mais que, par tradition, nous savons qu’il faut le lire d’une autre manière (c’est le « Kéri »).
[8] N.d.T – Certaines personnes dans la salle ont dit « grand-mère de David », mais ce n’était pas la réponse attendue… Je pense que le Rav voulait faire référence à ses qualités propres.
[9] N.d.T – Cette question a été traitée sous un certain angle dans le cours Pourquoi Avraham a-t-il été choisi.
[10] N.d.T – Bertrand Russel était professeur d’Ethique à Harvard lorsqu’il a mouillé dans une affaire d’adultère. Les dirigeants de Harvard ont souhaité le mettre à pieds et voici ce qu’il aurait répondu pour montrer que ses affaires personnelles n’avaient rien à faire avec sa vie professionnelle: « J'étais professeur de géométrie à Cambridge, mais le Conseil d’Administration ne m'a jamais demandé pourquoi je n'étais pas un triangle ! »
[11] N.d.T – Evidemment, ce qui suit s’applique aussi pour la femme envers son mari…
[12] N.d.T – Rav Fohrman mentionne d’abord ce lien verbal en disant qu’il ne sait pas ce que cela peut signifier. Ensuite, en réfléchissant à voix haute, il développe l’idée qui suit.
[13] N.d.T – Voir Ploni Almoni dont le nom est perdu…
[14] N.d.T – Je vous renvoie au 1er article de cette série dédié à Loth et ses filles qui est un pré-requis pour cette section.

1 commentaire:

  1. Merci pour cette belle étude en forme de triptyque !
    Le thème central en est le yiboum, et il reste à évoquer celui effectué par les filles de Loth.
    Rashi sur 19.17 indique que Loth sait qu'il s'agit d'une destruction locale, et qu’Avraham, est vivant en haut de la montagne ; contrairement au Rashi sur 19.31 qui dit que ses filles imaginaient une destruction totale.
    19.31
    וַתֹּאמֶר הַבְּכִירָה אֶל-הַצְּעִירָה, אָבִינוּ זָקֵן; וְאִישׁ אֵין בָּאָרֶץ לָבוֹא עָלֵינוּ, כְּדֶרֶךְ כָּל-הָאָרֶץ
    L'aînée dit à la plus jeune: "Notre père est vieux, et il n'y a pas d'homme sur la terre, pour venir sur nous selon l'usage de toute la terre.

    Rashi :
    Et il n’y a plus d’homme sur terre : Elles pensaient que le monde entier avait été détruit, comme au temps du déluge (Beréchith raba 51, 8).

    Le pshat tel que l’enseigne Rav Cherky (je ne connais pas la source de son enseignement) considère qu’elles savent tout comme leur père que c’est une destruction locale. Les filles de Loth veulent simplement procéder au yiboum de Sdom avec le dernier sodomite en vie, c.a.d. leur père, pour préserver ainsi les étincelles, les valeurs positives, de cette civilisation disparue (l’intuition de l’idéal messianique de la société parfaite se trouve à Sodome).
    Mais je pense que cela n’a pas d’importance puisque la conclusion reste la même dans les deux cas. Et on peut considérer dans le cas où elles pensaient vraiment être les uniques survivantes de ce déluge de feu qu’il s’agisse d’un yiboum à portée universelle à effectuer par la voie d’inceste paternel. Dans les deux cas, l’intention des filles de Loth apparait noble.
    Toujours selon le Rav Sherky un autre détail du passouk donne également une indication : la forme employée pour désigner l’acte conjugal est « lavo âl – venir sur » (deux occurrences dans la Torah) et non pas la forme habituelle « lavo el – venir vers ».
    La deuxième occurrence du « lavo âl » se trouve dans Devarim 25.25 qui parle justement du… yiboum.
    Devarim 25.5
    25.5
    כִּי-יֵשְׁבוּ אַחִים יַחְדָּו, וּמֵת אַחַד מֵהֶם וּבֵן אֵין-לוֹ--לֹא-תִהְיֶה אֵשֶׁת-הַמֵּת הַחוּצָה, לְאִישׁ זָר: יְבָמָהּ יָבֹא עָלֶיהָ, וּלְקָחָהּ לוֹ לְאִשָּׁה וְיִבְּמָהּ
    Si des frères demeurent ensembles et que l'un d'eux vienne à mourir sans enfant, la femme du défunt ne pourra se marier au dehors à un étranger; son beau-frère viendra sur elle. Il la prendra donc pour femme, exerçant le lévirat à son égard.

    La Torah établit la mitzvah du yiboum en la restreignant au seul frère du défunt. On a ainsi à mon avis comme une progression morale avec cette définition de moins en moins générale du yiboum, jusqu’au yiboum tel que le fixera la Torah pour les Bnei Israel. Yiboum universel avec Loth, yiboum familiale avec Yehoudah et Boaz, yiboum fraternel avec la mitzvah de la Torah.

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